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DON JUAN AU BUCHER
(pièce en deux temps)
[Droits protégés par la “Società Italiana degli Autori e degli Editori
(S.I.A.E.)”]
PERSONNAGES:
LE ROI
ALPHONSE XI DE CAST1LLE.
14 ans
CONSALVO
VECTOR – 1er CONSEILLER
GURGI – 2ème CONSEILLER
LADOG – 3ème CONSEILLER
DON JUAN –
MISTER JOHANN
CATALINON – LUCAS
DONNA ANNA – MADAME
GORAK
Nobles, domestiques, soldats, hommes d'affaires,
gens du peuple
L'action se
déroule à l'intérieur d'une église espagnole du XIVème siècle et dans divers décors de nos jours. Les
déplacements d'un lieu à l'autre seront séparés par de très brefs intervalles
d'obscurité. Pour faciliter l'exposition, imaginons les structures de la nef de
l'église sur la gauche de la scène. Ces structures seront visibles quand
l'action l'exigera. Sur le coté droit, par contre, se dérouleront les faits
relatifs à notre époque. On y placera à mesure quelques meubles et objets
essentiels pour indiquer le lieu dans lequel se passe l'événement.
Première partie
Intérieur de l'église. Un groupe de conseillers du Roi,
vêtus de bure. Consalvo et le Roi entrent. Consalvo lui aussi revêt la robe de
bure. Les conseillers s'inclinent. Consalvo et le Roi s'entretiennent à
l'écart, près de la fosse d'orchestre.
LE ROI (suppliant)
– Je vous en prie, Consalvo, je vous en prie!...
CONSALVO – C'est moi qui vous prie, Majesté, d'adopter
l'attitude qui sied à Votre Majesté. (Il
montre le groupe) Voici vos conseillers: que cet habit de pénitence que
nous avons endossé ne vous égare pas.
LE ROI – Ecoutez–moi, Consalvo, je vous en prie.
CONSALVO – Pas ainsi, Majesté: tous les regards sont sur
vous! un souverain ne doit jamais donner de signes de faiblesse.
LE ROI – Renvoyons cette réunion... au moins pour une
heure. Une heure me suffit.
CONSALVO – Renvoie–t–on à plus tard de jeter de l'eau sur
le feu lorsqu'éclate un incendie?
LE ROI – Vous voulez m'épouvanter: il n'y a aucun
incendie.
CONSALVO – Il s'étend furieusement, Majesté, dans tous le
coins du Pays, et détruit les racines de notre vie.
LE ROI – Oh, Consalvo!... hier on m'a envoyé du Portugal
le plus beau cheval que l'on n'ait jamais vu en Castille, et je n'ai même pas
eu le temps de lui faire mettre une selle sur le dos!
CONSALVO – II y a d'autres chevaux qui courent, effrénés,
et piétinent de leurs sabots nos pauvres âmes. C'est de ceux–là que nous devons
nous occuper.
LE ROI – Vous ne voyez partout que malheurs: si une
trompette sonne, c'est l'invasion des Maures; si un groupe de gens du peuple se
rassemble, c'est la révolution qui éclate.
CONSALVO – Nombreux sont les pièges qui se cachent autour
de votre trône.
LE ROI – C'est le plus bel animal de mes écuries, et je
ne l'ai presque pas vu!
CONSALVO – Je vous en prie, Majesté, ils vous observent.
LE ROI – Quand arrivera–t–il, le jour où personne ne me
regardera: ni les nobles, ni les instructeurs militaires, ni les pédagogues, ni
les archevêques, ni les ambassadeurs... quand arrivera–t–il, ce jour, Consalvo?
CONSALVO – Port royal, Majesté: buste droit, yeux fixés en
avant... voilà, comme ça... (Ils
s'approchent du groupe des nobles qui s'inclinent à nouveau. Deux domestiques
apportent un fauteuil: le roi s'assied) Majesté... ces habits de pénitence
vous montrent nos amas endeuillées par les malheurs qui nous frappent.
Majesté... en Castille sont nées des chèvres à deux têtes, et à Tolède la terre
a tremblé pendant la procession du Vendredi Saint... Des nuages sinistres se
rassemblent sur notre Pays: le soleil émerge d'un horizon de poix et retombe
sur un horizon plus noir encore. (Il
indique les conseillers) Chacun de nous peut témoigner des faits dont il a
été directement ou indirectement le témoin...
1er CONSEILLER – La sorcellerie, la
nécromancie et autres activités diaboliques envahissent nos terres.
2ème CONSEILLER – Les recruteurs
militaires se voient opposer de farouches résistances dans les villes et dans
les campagnes.
3ème CONSEILLER – Dans un village, sur
les monts de Ségovie, une bande de démons a joué et dansé sur la place, du
crépuscule à l'aube.
1er CONSEILLER – Quelques soldats de
l'expédition, de Grenade ont déserté, et pourtant ils se sont réfugiés dans les
campagnes, sans que personne ne les dénonce.
CONSALVO – Voilà, Majesté... une corde tragique, dont les
fils mêlés sont la corruption l'impiété, serre notre Pays à la gorge. Mais nous
connaissons bien les causes de tels effets: recherche effrénée du plaisir,
immonde avidité, lâcheté honteuse. Il ne sera pas nécessaire que d'autres
signes surnaturels se manifestent pour nous induire à agir en défenseurs de la
vertu. Aujourd'hui, justement, nous entendons donner au peuple un exemple ferme
et juste. Nous sommes ici aujourd'hui pour célébrer et pour punir: célébrer un
héros, punir un traître. Ayez la bonté, Majesté, de vous approcher un peu...
(Le Roi suit Consalvo à gauche, où les
réflecteurs illuminent la statue d'un guerrier).
LE ROI – Que représente cette statue?
CONSALVO – Vous ne reconnaissez pas Don Gonzalo De Ulloa,
grand commandeur de Calatrava... une des colonnes les plus solides de votre
royaume?!
LE ROI – Si... Don Gonzalo De Ulloa, décédé récemment.
CONSALVO – ... assassiné récemment, Majesté. Nous vous
demandons que le coupable soit proclamé traître et condamné à mort.
LE ROI – Pourquoi est–ce à Nous que vous adressez cette
demande?
CONSALVO – Parce que vous seul avez le pouvoir de décider:
le meurtrier de Don Gonzalo est un noble de votre cour. Il s'agit de Don Juan
Tenorio.
LE ROI – Oui, maintenant nous nous souvenons
parfaitement. Mais pourquoi parlez–vous d'assassinat et de trahison? il s'agit
d'un duel.
CONSALVO – Un assassinat, Majesté, qui a privé votre trône
d'un de ses meilleurs défenseurs.
1er CONSEILLER – C'et vrai, Majesté.
2ème CONSEILLER – Ce fut ainsi!
LE ROI – (avec un
petit sursaut) Vous me prenez pour un sot?!
(Embarras chez les assistants. Le Roi retourne s'asseoir).
CONSALVO – Majesté...
LE ROI (se
reprenant) – Bon, messieurs... j'ai dit... nous avons dit que nous nous
souvenons très bien, parce que Don Juan Tenorio avait notre sympathie et notre
affection. Don Gonzalo est mort l'épée au poing, frappé à la poitrine dans une
rencontre régulière. D'ailleurs, Don Gonzalo était un guerrier valeureux, et
son adversaire, en se battant contre lui, n'était vraiment pas avantagé.
CONSALVO – La trahison de Don Juan avait été consommée
avant la rencontre, sur Donna Anna, la fille de Don Gonzalo.
LE ROI – Expliquez–vous clairement.
CONSALVO – Le commandeur De Ulloa s'est battu pour défendre
l'honneur de sa fille que Don Juan avait piétiné.
LE ROI – Et de quelle façon?
1er CONSEILLER – De la façon la plus
méprisable que Votre Majesté puisse imaginer.
LE ROI – Nous avons demandé: «de quelle façon»?
1er CONSEILLER – Dispensez–moi, Majesté,
de rapporter certains détails.
LE ROI (en colère)
– En somme!
2ème CONSEILLER – Peut–être... Sa
Majesté ne sait–elle pas encore comment on peut ôter son honneur à une
demoiselle?!...
CONSALVO – Pourquoi, vous doutiez du contraire? Vous avez
oublié l'âge de notre Souverain?
2ème CONSEILLER – À quatorze ans, à
présent... certaines choses...
CONSALVO – Et de qui Sa Majesté aurait–elle dû les
apprendre?
3ème CONSEILLER – Notre Souverain vit à
la cour, dans un splendide isolement défendu par ses éducateurs.
2ème CONSEILLER – Pourtant, je pensais
que...
CONSALVO – ...que nous devrions utiliser les services de
maîtres spécialisés dans de tels désordres?
LE ROI – Quels désordres devrions–nous connaître?
CONSALVO – Ceux dans lesquels excellent les scélérats dont
Don Juan Tenorio est le digne représentant.
LE ROI – Mais enfin, qu'est–ce que Don Juan a fait a
Donna Anna?
CONSALVO (hésitant)
– ... il l'a... assaillie... il à usé de violence contre elle.
LE ROI – Quoi?! Don Juan... un cavalier fort et
courageux qui s'en prend à une faible jeune fille?! Nous ne le croirions même
pas si nous le voyions de nos yeux. Le temps n'est plus aux fables, Consalvo!
CONSALVO – C'est pourtant ce qui s'est passé, Majesté.
LE ROI – Et pourquoi Don Juan aurait–il usé de violence?
CONSALVO – Pour satisfaire sa luxure.
LE ROI – Luxure?... Expliquez–vous plus clairement.
CONSALVO – Cela, au moins, votre Majesté devrait le
connaître: c'est un des péchés capitaux que le maître de théologie aurait dû
vous expliquer.
LE ROI – C'est un sujet que je n'ai jamais approfondi,
au contraire.
2ème CONSEILLER – Je croîs que nous
devons nous opposer sur la façon dont Sa Majesté est éduquée.
3ème CONSEILLER – Vous êtes troublé
par... certaines lacunes dans son instruction?
2ème CONSEILLER – Je dis, moi, que notre
Souverain ne règne pas sur des anges, mais sur des hommes dont il doit juger
les fautes. Comment peut–on condamner le mal si on ne le connaît pas?
1er CONSEILLER – II suffit de connaître
le bien et de repousser tout ce qui ne lui ressemble pas.
CONSALVO – Voilà, Majesté... il n'y a rien, dans la vie de
Don Juan Tenorio, qui puisse même de très loin ressembler a un acte bon.
LE ROI – Parlez–moi du mal qu'il a commis, non du bien
qu'il n'a pas fait. Pourquoi aurait–il usé de violence contre cette fille?
CONSALVO (embarrassé)
– ... pour... pour l'embrasser, Majesté.
LE ROI – C'est tout?
CONSALVO – Ah, mais c'est que Don Juan n'est pas là a sa
première affaire Nombreuses sont les femmes qu'il a... embrassées au cours de
son existence dissolue.
1er CONSEILLER – C'est vrai. Nous nous
souvenons tous de ce qui est arrivé à Donna Isabella, a la cour de Naples ...
2ème CONSEILLER – ... et a la pêcheuse
Thisbée, et a la paysanne Aminta, et a d'autres encore, de tous âges et de
toutes conditions...
3ème CONSEILLER – II ne regarde ni à la
fortune ni au rang, dans son péché.
CONSALVO – Arrêtez cet exemple, Majesté, par une
condamnation exemplaire!
LE ROI – Et des chèvres à deux têtes sont nés en
Castille parce que Don Juan a embrassé des femmes? Et vous voulez que nous le
condamnions a mort pour ça?! Et c'est vous–mêmes, nos conseillers, hommes sages
et mesures, qui nous le proposez?!
1er CONSEILLER – II y a d'autres
raisons, Majesté.
LE ROI – Eh bien, parlez.
1er CONSEILLER – C'est que...
CONSALVO (a voix
basse) – Mesurez vos paroles.
1er CONSEILLER – ... c'est que Don Juan
a commis un sacrilège, en promettant à ces femmes le saint sacrement de
mariage.
LE ROI – A Donna Anna aussi, il a fait cette promesse?
1er CONSEILLER – A elle aussi, certes.
LE ROI – Alors, que l'on oblige Don Juan au mariage.
Nous pensons que c'est la meilleure solution.
CONSALVO – Donc, préparons–nous a la fête a égayer les
noces par des danses et des chants. Levons notre coupe à l'infâme séducteur qui
maintenant est libre d'accomplir d'autres méfaits!
LE ROI – Si Don Juan trompe les femmes en leur
promettant le mariage, en l'obligeant à se marier, nous l'empêchons de plus
rien promettre, et nous le rendons inoffensif.
CONSALVO – Alors, ses méfaits ne trouveront pas leur
punition sur cette terre?!... et puis Donna Anna n'accepterait jamais d'épouser
l'homme qui a tué son père.
LE ROI – Ce n'est plus Don Juan qui rompt sa promesse,
alors il nous semble que dans ce cas c'est Donna Anna la trompeuse, et Don Juan
la victime (Consalvo fait un signe aux
autres qui s'éloignent, puis s'approche du Roi).
CONSALVO (doucement)
– Majesté, vous voulez toujours aller voir votre cheval?
LE ROI (avec
enthousiasme) – Oh oui, Consalvo... comme je le voudrais!
CONSALVO – ... lui mettre la selle sur le dos, sauter en
croupe et aller vous promener toute la journée?
LE ROI – ... J'en serais si content!... Oh, je vous en
prie, Consalvo!
CONSALVO (déroulant
un parchemin) – ... et alors, signez la condamnation à mort pour Don Juan.
LE ROI – Vite, une plume!
(Il saisit la plume qu'on lui apporte et signe, puis va se lever avec
un élan juvénile).
CONSALVO – Pas ainsi, Majesté' la cour vous observe... voilà,
comme ça, c'est bien... le regard fixe, en avant, et maintenant, lentement...
d'un pas royal. Jusqu'à votre carrosse... (Le
Roi sort, et tous s'inclinent. Consalvo montre le parchemin) I1 est entre
nos mains, le démon!
(Obscurité)
Un réflecteur illumine le buste d'un vieillard près du
piédestal, un bouquet de fleurs entouré d'un ruban. Immédiatement on voit apparaître
une longue table, derrière laquelle sont assis les conseillers du Roi qui,
ayant abandonné la robe de bure, portent maintenant un costume moderne d'hommes
d'affaires. Consalvo, debout à l'extrémité de la table, pronunce un discours commémoratif.
CONSALVO – Je ne vous demanderai pas la minute de silence
habituelle: je la considère comme un acte formel, et superflu, car chacun de
nous s'est déjà certainement longuement recueilli et a médité sur la
disparition de l'ami, du frère, de l'associe, du maître, du Grand Kirby, comme
nous l'appelions tous. Sa voix ne résonne plus dans les réunions économiques,
dans les salles des marchés financiers, dans les hauts–parleurs qui crient des
ordres au personnel. Le Grand Kirby a disparu au cours d'une Journée
laborieuse, pleine de lumières et de bruits, salué par le sifflement de mille
sirènes, par le vrombissement de mille moteurs, par le choeur puissant des voix
et des machines qui montait de chaque coin de son vaste empire. Je croîs qu'il
y a une mesure précise pour évaluer un homme quand il nous a quittés il suffit
d'observer le vide qu'il a laissé. Le sien est un vide plein de sonorités, une
pause d'infinies vibrations, une ombre de fulgurantes lueurs: voila ce qu'a
laissé le Grand Kirby derrière lui. (Il
s'assied. Après un bref silence, Vector se lève).
VECTOR – Certes, Consalvo, certes... tu as prononcé de
belles phrases, et il n'est pas facile de parler après toi. Ce fut une grande
perte pour tous... nous ne nous en sommes pas encore remis, et qui sait si,
dans quelques temps, nous parviendrons a nous en remettre. L'empire du Grand
Kirby est fini l'océan Kirby, disions–nous pour montrer sa puissance Mais
c'était un océan tranquille on pouvait vivre en sécurité sur ses rivages. Qui a
jamais vu une tempête? maintenant, par contre, les eaux se sont obscurcies,
quelques vagues commencent à se soulever à cheval sur un courant inconnu, et
des rafales de vent s'abattent, d'un ciel noir. Que devons–nous affronter? Il
serait bon de le savoir... (A son voisin)...
allons, Gurgi, parle toi aussi (Il
s'assied, Gurgi se lève).
GURGI – Grand Kirby, ta mort marque la fin d'une époque
de loyauté et de confiance Aujourd'hui, chacun de nous voit briller dans
l'ombre des lames de poignards, la trahison se blottit comme le scorpion sous
les pierres, les paroles même les plus innocentes prennent des significations
obscures...
LADOG (se levant)
– Que le courage se manifeste, alors! Apprenons enfin a parler clair! Comment
est mort le Grand Kirby? Nous savons qu'il s'est tué, mais nous faisons semblant
de ne pas savoir qui lui a mis l'arme dans la main. Inutile de parler de
malheurs ou de prévoir des trahisons, si nous n'avons pas le courage de taie
des demandes précises, a des personnes précises...
MISTER JOHANN
(entrant) – Je peux te répondre tout de suite, Ladog, si c'est à
moi que tu t'adresses.
CONSALVO – Je voudrais éviter qu'une commémoration se
transformât en une réunion d'affaires.
MISTER JOHANN – Ce serait au contraire la
meilleure façon de 1'evoquer. Qui a Jamais pu imaginer ou voir le Grand Kirby
loin es affaires? Mais rassuire–toi, je dois moi aussi dire quelque chose en
son honneur (Il s'approche du buste)
Une partie de ton empire est passe entre mes mains. Grand Kirby, et tu n'as pas
su en supporter la perte c'était la première défaite de ta longue vie. Il faut
perdre, parfois: apprendre a perdre. Notre duel fut loyal: ton suicide le
démontre. A la trahison, tu aurais répondu par la rage, à la force qui t'a
plié, au contraire, tu n'as pu répondre que par un geste désespéré. Je l'ai compris,
tu sais, ce coup de revolver... hier, justement, en allant visiter ces
chantiers qui étaient ton orgueil... eh, vieux, tu avais raison! Comme elles
brillent au soleil, les tôles, sur les quais! Toute la baie était incendiée de
ces scintillements... tu avais raison de tant les aimer, tes chantiers, Grand
Kirby... et tu l'as payé cher, cet amour. J'ai été content de me battre contre
toi, vieux, parce que dans la bataille aussi tu avais le sens de la grandeur
ton enjeu était fort, tu me l'as montré. Notre duel fut loyal: je t'ai toujours
regardé de front, tandis que d'autres, avant moi, avaient cherché le flanc ou
le dos.
VECTOR – C'est une accusation précise, Johann
MISTER JOHANN – Justement, Vector: tu as
essayé de lui briser les mains quand il allait les appuyer sur l'acier.
VECTOR – Qui t'a raconté ça?
MISTER JOHANN – Je les ai vus passer sous mes
yeux comme les photos d'un film, ces instants. Il y avait le tien, Vector, il y
avait le tien aussi, Gurgi, quand tu lui as offert l'appui de ta banque, et que
tu le lui as retiré, au moment ou il allait s'y appuyer au risque de lui faire
rompre le cou, pauvre Kirby!
CONSALVO – Si la réunion adopte ce ton–là, je ne peux plus
rester a la présidence
(Il quitte sa
place au bout de la table et va s'asseoir près des autres)
LADOG – Et tu le sais toujours, Johann, quand une
action est loyale ou non, en affaires?
MISTER JOHANN – Le fait que vous ignoriez
cette différence explique votre façon d'agir, mais ne la justifie pas.
LADOG – De toute façon, derrière notre déloyauté est
restée une opération erronée, et derrière ton combat généreux, un cadavre.
MISTER JOHANN – Un homme fatigué qui,
brusquement, s'est rendu compte qu'il n'était plus a la hauteur de sa tâche.
VECTOR – Pourquoi continuer à mentir ? C'est vrai, tu as
réussi la ou nous avons tous essayé. Non par soif de puissance, tout au moins
en ce qui me concerne, mais pour reconquérir une liberté perdue, pour que notre
avenu dépende de nous il est bon que cette explication ait eu lieu, Johann.
Toi, tu as réussi ton coup, mais nous ne savons pas encore si nous devons nous
en réjouir, car tu pourrais penser que notre avenir est passé dans tes mains.
MISTER JOHANN – Qu'est–ce que vous attendez
que je vous réponde? Que je continuerai à vous protéger comme je l'ai fait jusqu'à
maintenant?
GURGI – Continuer à nous protéger?
LADOG – Que veux–tu dire?
MISTER JOHANN – Vous savez pourquoi le Grand
Kirby, quand il a découvert votre jeu, ne vous a pas balayés d'un revers de
main? Parce que j'étais devant lui, moi, et qu'il avait besoin de toutes ses
forces.
VECTOR – Nous pouvons bien te remercier, Johann, si tu
veux, mais à présent tu dois nous dire quelles sont tes intentions.
MISTER JOHANN – Votre avenir, hein? et vous,
vous y pensiez, à mon avenir, à l'époque de l'Anonyme de Recherches?
GURGI – Tu était ingénu, de venir nous proposer cette
affaire.
LADOG – Un «noviciat» que tu as dû payer.
MISTER JOHANN – Les voilà, les limites de la
déloyauté que tu cherchais, Ladog! On peut appeler ça un combat, ce qu'il y a
eu entre vous et moi? Vous armes jusqu'aux dents, et moi, nu. Vous vous
rappelez? A l'époque, J'étais un garçon sympathique, avec quelques bonnes idées
dans la tête... et j'ai travaillé dur, vous le savez… vous, vous aviez de
l'argent à employer, et vous en avez gagne beaucoup moi, je n'avais que les
idées, et je n'ai rien gagné du tout.
VECTOR – C'est du passé, Johann. Inutile d'y revenir.
MISTER JOHANN – Bien sûr... ce qui compte,
maintenant, c'est de penser à l'avenir. Qu'est–ce que vous en dites, vous?...
maintenant que j'ai réussi à creuser mon trou, il me convient d'y rester tranquillement,
bien au chaud, hein?
VECTOR – Le moment de s'arrêter arrive pour tout le
monde, crois–moi.
MISTER JOHANN – ... ou bien de vous livrer
bataille, en champ libre. Mes bras sont longs, maintenant, vous savez. Je
pourrais vendre vos produits au prix coûtant et me refaire sur les autres que
je contrôle. Je pourrais déchaîner la tempête sur vos marchés et vous faire
engloutir les uns après les autres, ou tous ensemble.
LADOG – Tu veux nous faire peur, Johann?
MISTER JOHANN – Ne dis pas ça, Ladog! La
Bourse a l'oreille fine, et la tempête pourrait commencer plus tôt que prévu.
VECTOR – Le succès a toujours été mauvais conseiller.
MISTER JOHANN – C'est pourquoi je n'ai encore
rien décidé, et je vous demande de me conseiller, à vous.
GURGI – Je sais déjà que tu choisiras la voie la plus
risquée.
MISTER JOHANN – Bravo, Gurgi! Tu montres que
tu as compris quelque chose... le garçon sympathique d'autrefois a changé: il
montre les dents.
VECTOR – C'est donc ça que tu veux?!
MISTER JOHANN – Non, vous vous trompez: je
suis satisfait ainsi... l'océan Kirby continue dans le calme plat... n'ayez pas
peur, aucun souffle de vent… l'horizon est clair... ce serait beau, hein?
VECTOR (se
préparant à s'en aller) – Au point où nous en sommes, j'estime inutile de
rester.
MISTER JOHANN – Et où vas–tu, Vector,
maintenant? Quelle place y aura–t–il pour toi où je ne pourrais pas arriver? A
qui vendras–tu tes acier? Dans quelle entreprise jetteras–tu ton argent? Et
toi. Gurgi, et toi, Ladog?... hein? Oui, l'empire de Kirby était vaste, et j'en
ai hérité un bon morceau!
VECTOR – C'est un défi précis?
MISTER JOHANN – Non, Vector... que vas–tu
penser?! C'est seulement une hypothèse.
VECTOR – Je t'ai donné des conseils, fais–en ce que tu
veux. Tu peux déchaîner la tempête, je sais, mais tu es bien certain, ensuite,
de pouvoir contrôler les vents et les vagues? Et as–tu pensé à ce que peut
faire un homme avant de se noyer?
LADOG – Chacun se défend à sa façon, Johann... et tout
le monde ne frappe pas l'adversaire de face, comme tu l'as dit tout a l'heure.
MISTER JOHANN – Tu veux dire que je dois
regarder derrière moi?
GURGI – Et où est–ce, derrière toi, quand tu es dans un
cercle?
VECTOR – Avec nous, le jeu qui t'a réussi avec Kirby
n'est pas bon: nous ne sommes pas prêts au suicide.
LADOG – Ce n'est pas contre nous que nous dirigerons
l'arme.
(Tous sortent rapidement Mister
Johann s'écroule sur une chaise. Lucas entre et s'arrête derrière lui)
MISTER JOHANN
(sans se retourner) – C'est toi, Lucas?
LUCAS – Pourquoi avez–vous fait ça'?
MISTER JOHANN – C'était une sensation si douce,
je n'ai pas su résister.
LUCAS – Ce n'était pas prévu.
MISTER JOHANN – Je sais, Lucas. Leur peur
humaine m'a trahi, la pâleur qui décolorait leur visage, le tremblement humain
qui secouait leurs membres. J'ai essayé de me retenir, mais il était trop tard:
je naviguais déjà sur le flot de ma haine, je tombais avec eux, enroulé à leur
cou.
LUCAS – Comment cela a–t–il pu arriver? Vous si rapide
pour organiser le temps et les actions, vous si précis dans le choix, la
décision... rigide dans l'improvisation, aventureux dans les plans... il est
impossible que vous vous soyez laissé bouleverser par une passion.
MISTER JOHANN – C'est vrai, Lucas, tu me
connais bien. J'ai voulu aussi vérifier.
LUCAS – Où?
MISTER JOHANN – En moi–même. Je voulais savoir
si, pendant toutes ces années, c'est seulement la haine qui m'a poussé en
avant.
LUCAS – Alors?
MISTER JOHANN – Non. C'était une sensation
agréable, je te l'ai dit, de voir la peur dans leurs yeux, mais la haine seule
ne suffisait pas à tout expliquer.
LUCAS – La conscience de pouvoir vous venger n'est pas
le seul profit que vous ayez acquis: c'est seulement une composante de
l'ivresse du succès. En vous, maintenant, il existe aussi l'ambition
satisfaite, la richesse et la puissance gagnées.
MISTER JOHANN – Il y a quelque chose de plus
important que tout ça.
LUCAS – Un but encore plus élevé à atteindre. Je les
connais bien, les hommes de votre trempe!
MISTER JOHANN – Cela même ne serait pas
suffisant pour combler le vide que je ressens. Je dois chercher, Lucas. Je dois
découvrir le pourquoi de ce que j'ai fait.
LUCAS – Vous êtes insatiable. Vous voulez aussi la paix
au–dedans de vous, quelque chose qui puisse justifier.
MISTER JOHANN – Non pas une justification
seulement une raison.
LUCAS – On dit que c'est une caractéristique de l'homme
moderne, le besoin d'ordre intérieur. Laissez a d'autres ces mélancolies ce
n'est pas votre affaire. Vous vous exprimez de façon différente, a un niveau
différent.
MISTER JOHANN – Je veux me connaître, Lucas.
LUCAS – C'est un but que vous cherchez? Il vous faut un
idéal? Vous avez besoin de ça?
MISTER JOHANN – Je me contente d'une raison,
mince, froissée, tirée par les cheveux... mais quelque chose qui explique,
sinon qui justifie.
LUCAS – Où voulez–vous la chercher?
MISTER JOHANN – Dans ma vie passée... aide–moi,
toi, Lucas, toi qui m'es si proche.
LUCAS – C'est tellement important pour vous?
MISTER JOHANN – Je ne peux plus m'en passer;
je dois retrouver le sens de ce qui est arrivé, où qu'il soit.
LUCAS – Je vous aiderai, Mister Johann.
MISTER JOHANN – Bon, alors, par où commençons–nous?
LUCAS – Existe–t–il un point de départ?
MISTER JOHANN – Non, il n'en existe pas. Toute
ma vie, autant que je m'en souvienne, a été tendue vers la même direction: le
point d'arrivée, celui–là seulement a toujours été bien clair pour moi.
LUCAS – Alors, il faut reparcourir les moments
principaux qui ont marqué l'ascension.
MISTER JOHANN – Voilà: tu as parfaitement
compris. C'est ça qu'il me faut, Lucas.
LUCAS – Je suis prêt, Mister Johann.
MISTER JOHANN
(seul, dans le rayon d'un réflecteur) – Nous étions au début de
l'été, le soir... j'étais dans la rue et je t'attendais... il vaudrait mieux
dire: je me consumais en t'attendant... je regardais la fenêtre éclairée d'un
immeuble devant moi... là–haut, où toi, Lucas, tu jouais ma partie. Il n'est
pas facile de recréer l'impatience de ce soir–là... les bruits!... Où sont les
bruits?... Il y a une ville autour de nous, avec sa vie dans les rues, dans les
maisons... ces sons scandaient un temps qui ne passait pas. Je montais et
descendais le trottoir, le regard toujours fixé à cette fenêtre, étoile polaire
d'un voyage merveilleux qui devait commencer. Mais pourquoi n'arrivais–tu pas?
Qu'est–ce qui te retenait encore?... soudain, je t'ai vu apparaître sur
l'escalier de l'immeuble: tu descendais tranquillement, insouciant de la fièvre
qui me consumait... ah, quelle peine j'ai eu à me retenir de courir au–devant
de toi, d'arracher de ta bouche les nouvelles que tu devais me donner!...
Voilà, maintenant, tu traversais la rue, lentement, comme tu l'aurais fait un
jour quelconque, un moment quelconque... et finalement tu es arrive à quelques
pas: alors, l'impatience a vaincu...
(Il
sort du cercle de lumière du réflecteur qui s'éteint tout de suite).
Intérieur de l'église. Don Juan sort de l'ombre et saisit
par le bras Catalinon qui arrive à ce moment.
DON JUAN – Catalinon!
CATALINON – Silence, patron, silence, de
grâce!
DON JUAN – Où as–tu été pendant tout ce temps?
CATALINON – Ah, si vous saviez la
nouvelle!
DON JUAN – Qu'est–ce qui se passe? Parle!
CATALINON – Votre tête, maître... ils
veulent la tête de Don Juan Tenorio.
DON JUAN – C'est ça qui t'épouvante?
CATALINON – Ils vous ont condamné à
mort... il faut fuir!
DON JUAN – Mais la fille, tu as réussi à l'approcher?
CATALINON – Est–ce le moment de parler de
filles?
DON JUAN – Je sais bien apprécier le temps. Je t'avais
confié une tâche: tu l'as menée à bien?
CATALINON – Oui, maître... oui, mais
mettez–vous à l'abri, je vous en conjure.
DON JUAN – Cesse tes lamentations, ou tu vas goûter de mon
bâton.
CATALINON – Tuez–moi, maître, mais je
tremble pour vous... vous devriez voir comment ils fouillent la ville pour vous
trouver... il y a des patrouilles dans toutes les rues: personne ne peut se
promener le visage caché dans son manteau, ou en carrosse avec les rideaux
tirés.
DON JUAN – Le Roi a donc enfin signé ma condamnation?...
Un pauvre enfant dans les mains de politiciens ambitieux.
CATALINON – C'est ainsi: ce sont ses
conseillers qui l'y ont obligé... ils vous détestent à mort. Fuyons, mon
maître, écoutez–moi... il faut quitter la ville.
DON JUAN – Et la fille?
CATALINON – Que vous importe? Vous l'avez
à peine vue.
DON JUAN – Tu penses vraiment que pendant tant d'années,
je n'ai pas appris à reconnaître au premier coup d'oeil la femme qui sera à
moi?
CATALINON – Qu'est–ce que ça compte, une
femme de plus ou de moins, pour vous?
DON JUAN – C'est la femme que j'aime.
CATALINON – Mais vous ne lui avez parlé
qu'un instant!
DON JUAN – Et un instant, n'est–ce pas une fraction de
l'infini? Et une fraction de l'infini, n'est–ce pas l'infini lui–même? Donc, un
instant représente l'éternité.
CATALINON – Je ne vous comprends pas, mon
maître.
DON JUAN – Tu n'as pas à comprendre. Quand a–t–elle dit
qu'elle viendra?
CATALINON – Et vous voudriez risquer votre
vie pour l'attendre?
DON JUAN – Quand viendra–t'–elle, canaille?!
CATALINON – A l'aube, maître.
DON JUAN – Tu voulais me faire manquer le rendez–vous?
CATALINON – Si vous restez, il n'y aura
plus d'aube pour vous.
DON JUAN – Il y en aura une, Catalinon, dans cinq heures.
CATALINON – Combien de choses peuvent
arriver avant! Si un instant est éternel comme vous dites, que seront cinq heures?
DON JUAN – Que sont cinq pas de plus ou de moins sur la
route du soleil?
CATALINON – Ce sont les cinq pas qui vous
sauvent de la potence... rentrez en vous–même, maître, avant qu'il ne soit trop
tard.
DON JUAN – Rentrer en moi–même? Et où suis–je donc,
animal? Tu m'as vu autrement, jusqu'à aujourd'hui?
CATALINON – C'est vrai, je suis un âne. Je
voulais dire: sortez de vous–même.
DON JUAN – Parle–moi d'elle, vite!... Tu as pu l'approcher
facilement?... Elle se souvenait de mes paroles?... Elle t'a posé beaucoup de
questions?... Elle a accepté tout de suite de venir ici?...
CATALINON – Doucement, doucement... qu'est–ce
que vous voulez savoir en premier?
DON JUAN – Tout, animal, tout!... Tu lui as parlé dans la
rue ou chez elle?... Il y avait quelqu'un qui assistait à votre entretien?...
Elle s'est montrée étonnée... elle s'est offensée... elle a pleuré... souri?...
CATALINON – Mais comment puis–je...
DON JUAN – Parle, parle, canaille! Tu ne vois pas comme je
suis torturé par ces doutes? Quel est son nom?
CATALINON – Stella.
DON JUAN – Parfait.
CATALINON – Elle a accepté de venir, mais
à une condition...
DON JUAN – Laquelle?... l'habituelle?
CATALINON – L'habituelle: elle veut que
vous l'épousiez avant de vous céder.
DON JUAN – Ce n'est que ça? oh, douce prétention de fille
amoureuse, suprême désintérêt de jeune fille! Tu veux m'appartenir pour
toujours... et nous te promettrons le mariage.
CATALINON – Vous le lui promettrez, moi,
je n'ai rien à y voir, moi, j'ai du respect pour mon âme.
DON JUAN – Quel nom m'as–tu donné, cette fois–ci?
CATALINON – Celui de votre cousin: Don
Pedro Zamora.
DON JUAN – L'avons–nous déjà promis comme mari. Don Pedro?
CATALINON – Non, maître... pas que je
sache, du moins.
DON JUAN – Bien: nous tirerons du lit quelque moine
somnolent pour préparer la cérémonie, et en attendant la bénédiction céleste,
Stella sera mienne. (Bruits).
CATALINON – Chut, maître!... Ils
arrivent!... Oh, pauvres de nous, maintenant... pauvres de nous!... Entendez–vous
les pas?... Cachez–vous, de grâce... les voilà!... Non... ils s'éloignent...
oui... nous sommes sauvés... mais pour combien de temps encore?...
DON JUAN – Qui le sait, mon ami... mais pas avant que
Stella ne soit tombée dans mes bras : le Ciel n'aura pas envers moi cette
insolence.
CATALINON – Il vous précipitera en enfer,
le Ciel, si vous continuez à vous servir de lui.
DON JUAN – Parle–moi d'elle, Catalinon, ces heures seront
si longues à passer, avant l'aube.
CATALINON – Que voulez–vous que je vous
dise, maître? C'est une femme, comme toutes celles que vous avez connues.
DON JUAN – Elle est l'unique, la première!
CATALINON – Comme toutes les autres,
maître.
DON JUAN – Qu'est–ce que tu en sais, benêt! En as–tu vu
une autre qui baisse les yeux avec la même grâce, qui rougisse de la même façon?
CATALINON – Toutes semblables, maître. La
seule différence, c'est leur âme. mais vous ne pouvez pas vous en apercevoir:
vous êtes comme l'abeille qui s'envole dès que le miel est sucé.
DON JUAN – C'est là que tu te trompes: leurs sentiments,
oui, ceux–là sont toujours les mêmes: leur coquetterie, leur égoïsme, leur
présomption quand elles croient pouvoir tenir un homme enchaîné à elles. Mais
le reste, c'est comme une succession miraculeuse de paysages toujours
différents. Si tu descends de cheval, tu t'aperçois que tous les prés sont
faits de la même herbe, que les fleurs sont celles que tu as toujours vues, et
que l'eau est toujours pareille, partout où tu la vois courir.
(Bruits).
CATALINON – Chut, maître!... Vous n'avez
pas entendu du bruit?
DON JUAN – Tu rêves.
CATALINON – Si... du bruit sur la place...
des pas pressés... écoutez!... Ils viennent ici, cette fois!...
DON JUAN – II me semble qu'il n'y a qu'un pas.
CATALINON – Cachez–vous, je vous en
supplie!...
DON JUAN – Ecoute c'est un pas léger on dirait celui d'une
femme c'est Stella, Catalinon... c'est Stella!
CATALINON – Chut, maître!
DON JUAN – Je te dis que c'est elle... elle n'a pas pu
résister jusqu'à l'aube, elle vient a moi...
CATALINON – Cachez–vous, maître ce
pourrait être les soldats!...
DON JUAN – Elle se consumait elle aussi dans l'attente...
la voila... la voila!
(Obscurité)
Un réflecteur se rallume immédiatement Mister Johann
entre dans le rayon de lumière et saisit par le bras Lucas qui arrive.
MISTER JOHANN – Lucas!
LUCAS – Vous étiez là, Mister Johann?
MISTER JOHANN – Et en quel autre endroit
pouvais–je être?
LUCAS – Vous ne me demandez pas les nouvelles?
MISTER JOHANN – Tu croîs que je ne les ai pas
déjà lues sur ton visage?
LUCAS – Elle accepte.
MISTER JOHANN – C'est gagné!
LUCAS – Vous l'avez conquise, Mister Johann.
MISTER JOHANN – Pour quand as–fixé le rendez–vous?
LUCAS – Pour demain soir, chez elle.
MISTER JOHANN – A présent, les détails: elle
s'attendait déjà à une demande de ce genre, ou elle s'est montrée surprise? Tu
as abordé directement le sujet ou tu l'as laissée le comprendre? Elle a tout de
suite donné son consentement, ou elle a hésité?
LUCAS – Vous êtes impatient, il me semble.
MISTER JOHANN – Je dois tout savoir avant
d'établir mon plan.
LUCAS – Cela ne vous suffit pas de l'avoir conquise?
Vous la voulez a vos pieds, sans défense?
MISTER JOHANN – Voilà, Lucas. Maintenant, tu
as compris. Je veux épouser la veuve Gorak, mais je la veux sur un plat
d'argent.
LUCAS – Entourée de toutes ses affaires à administrer.
MISTER JOHANN – Toutes. Même les plus petites,
les moins importantes. Qui peut dire si une société est importante ou non avant
de l'avoir examinée, étudiée? C’est comme pour les femmes: il suffit d'une
robe, d'un peu de maquillage, parfois, pour les transformer, pour souligner un
charme que personne ne supposait. Je les ai longuement observées, de
l'extérieur, les entreprises de la veuve Gorak, tu sais! J'en ai longuement
rêvé, et maintenant c'est déjà comme si elles m'appartenaient: je ne saurais
plus y renoncer.
LUCAS – Vous avez fait une comparaison très juste: les
sociétés et le femmes. On pourrait se tromper à vous entendre. Vous parlez
d'entreprises commerciales comme Don Juan parlait des femmes: le même égarement
des sens, le même transport érotique et sentimental.
MISTER JOHANN – Eh... est–ce qu'elles ne sont
pas femmes, elles aussi... les industries, les banques, les sociétés? Elles
sont aussi inconstantes, infidèles, capricieuses... ah oui, elles sont femmes!
Pour moi, il émane d'elles une force d'attraction dont je ne sais pas me
dégager... et plus j'en conquiers, plus j'en voudrais conquérir... et les
posséder me laisse toujours insatisfait, comme si je ne les avais pas eues
pleinement... frémissant et jaloux si un autre les regarde, aveugle par une
rage mortelle si quelqu'un ose mettre la main sur elles... si elles sont femmes
Lucas! Comment pourraient–elles, autrement, exciter ma concupiscence? D'où
viendrait, sinon, ce désir insatiable de nouvelles conquêtes?... d'autres
usines, d'autres entreprises... toujours plus importantes, toujours plus en vue
jusqu'à posséder les grandes courtisanes, les adorées, jusqu'à l'étreinte
totale avec les matrones convoitées, splendides: la richesse et la puissance!
LUCAS–Mister Johann... Tenorio... attention! II y a
l'enfer derrière vous.
MISTER JOHANN – Tu veux que je craigne
l'enfer, alors que c'est là ma seule façon d'exister?
(Changement des lumières)
LUCAS – Ce fut là exactement votre réponse.
MISTER JOHANN – Celle–là même. Je m'en
souviens.
LUCAS – C'est une lumière assez vive: elle n'éclaire
rien en vous–même?
MISTER JOHANN – Ce que je cherche n'est pas
là... plus loin, peut–être... ou auparavant, quand je ne pensais pas encore à
épouser la veuve Gorak... quand je 1'ai vue pour la première fois... ces rires
âpres je les entends encore quand j'y pense... pourquoi l'avons–nous négligé?
C'est un moment important... peut–être que tout a commencé la, du jour où j'ai
exposé mon projet de l'Anonyme de Recherches...
(Le projecteur suit Mister Johann qui se déplace jusqu'à une table
derrière laquelle sont assis Vector, Gurgi, Ladog et la veuve Gorak) Mon
grand'pere était paysan et un jour, en labourant son champ, il trouva une boite
en fer contenant quelques pièces de monnaie; il les vendit et parvint à
s'acheter un costume et une paire de chaussures. Mon père après lui, continua a
labourer la terre, espérant toujours trouver un trésor, et lui aussi, un jour,
il découvrit une brave boite de métal. I1 l'emporta chez lui et l'ouvrit: mais
c'était une mine anti–char et il sauta en l'air, avec ma mère et toute la
maison. Ce costume et cette paire de chaussures avaient coûté trop cher Qui
devait me payer la différence? Je n'eus pas le moindre doute: «ce qu il y a
sous la terre», dis–je, et je continuai à creuser. Mais je ne commis pas l'erreur
de mon grand'père et de mon père, je ne grattai pas la terre sous la peau:
j'allai plus profond, jusqu'à 1'os, j'en détachai quelques morceaux et je les
examinai... plus ou moins comme vous le faites. Le reste, vous le savez: c'est
une histoire écrite dans les bulletins économiques et le cours de la Bourse.
Mister Johann est arrive depuis peu sur le marché, et il ne compte pas
beaucoup, pour 1'instant... de toute façon, si demain il devient plus
important, il n'aura rien rongé à personne, je tiens a ce que vous le sachiez:
je ne suis pas venu pour ronger, moi, mais pour m'ouvrir ma route, à la force
de mes bras. Cette route pourrait aussi servir à d'autres. Que fait–on dans
certains cas? On réunit les intéressées et on présente le projet...
(Il déplie deux cartes sur la table)
Carte numéro un: la région vue d'ensemble... carte numéro deux: un détail
agrandi de la même région, plus précisément un haut–plateau d'environ sept
kilomètres de coté. On dirait un gros beefsteak, hem? Les petits cercles orages
que vous voyez là sont exactement ce que vous pensez: les points ou il faut
planter la fourchette. Le problème se pose au moment de la mastication, car il
s'agit de métaux plutôt durs, mais on peut tout de suite les transformer en or,
beaucoup plus tendre sous la dent et plus facilement digestible.
(Petits rires d'assentiment) Vous êtes–vous
déjà intéressés a 1'archéologie?... Sinon, dommage, car il semble que si l'on
grattait la croûte de notre beefsteak, on trouverait des pierres anciennes...
on a déjà sondé, et une expédition pourrait partir très vite... la presse
s'intéresse à ces choses et il se trouve toujours un journaliste indiscret qui
parvient a découvrir le nom de ceux qui financent réellement l'expédition qui,
sous le prétexte de recherches archéologiques, fait des recherches d'une toute
autre nature. Vous allez me demander pourquoi je n'exploite pas tout seul mon
idée, et je vous répondrai par une autre question. Supposons que nous voyons
quelqu'un qui, un jour de soleil sort de chez lui son parapluie sous le bras.
Qu'est–ce que les gens peuvent dire? C'est un fou, ou bien c'est quelqu'un qui
n'a pas bien regardé son baromètre. Mais si nous voyons tout le personnel d'un
observatoire metereologique prendre son parapluie sous le bras. Je dis, moi,
que chacun de nous courra prendre son imperméable. Si un certain Mister Johann
dépense de l’argent pour déterrer des pierres: voila le type dont le baromètre
est cassé... mais si brusquement on apprend que Vector, Gurgi, Ladog, madame
Gorak, croyant se cacher derrière le paravent de l'archéologie, se sont
associés pour accomplir des recherches minières... qu est–ce qui se passe? Je
vous le demande un peu. C'est alors que commence l'opération l'«Anonyme de
Recherche » naît... émission d'obligations et d'actions... élévation des
dividendes, réinvestissement des bénéfices, développement des réserves,
augmentation de capital, demande de financement, plan d'exploitation nouvelle
émission de titres... l'argent jeté dans les sillons commence à germer, à
couler comme un liquide de mille sources; de nouveaux fleuves d'argent se
creusent un lit dans la terre tendre, glisse et du haut des montagnes
entraînant dans la vallée des coffres–forts et des caisses, débordent,
explosent dans les conduites, sonnent et trébuchent dans les métaux de toutes
natures, dans les billets de tous les pays: une vague dorée s'abat sur l'«Anonyme
des Recherches»... C'est de l'or! Brut ou raffiné, en poudre ou en lingots,
travaillé avec art ou frappé en monnaie, associé avec d'autres métaux avec
toutes les nuances de jaune... de l’or!... En pluie, en cascade, en
avalanche... comme une nuée toute blonde qui se lève, comme un bourbier jaunàre
dans lequel on enfonce, comme un roc scintillant de force et de pureté... de
l'or! (Le rire léger qui a accompagné, en
fond sonore, la dernière partie du monologue, éclate maintenant bruyamment.
Mister Johann porte ses mains à ses oreilles, comme blessé par ces rires, et
recule jusqu'à se retrouver à nouveau près de Lucas, dans le cercle du
projecteur) Tu entends comme ils riaient, Lucas?! Ils avaient déjà tout
compris, ils savaient bien comment tout allait fonctionner... et ils riaient,
ils riaient de moi qui leur offrait mon idée sans y gagner un sou. Je devais le
faire, ce que j'ai fait, Lucas! Je devais me venger! Et j'ai commencé par la
veuve... (Obscurité).
Un salon. Mister Johann devant la veuve Gorak qui a le
visage enfoui dans un bouquet de rosés.
MADAME GORAK – ... encore des fleurs!...
Merci, Mister Johann. Comment avez–vous fait pour me connaître si bien? Comment
avez–vous découvert ma passion secrète?
MISTER JOHANN – L'amour des fleurs éclate sur
le visage avec une lumière particulière, comme l'amour de l'art ou celui de la
vertu. (Ils s'assoient tous les deux sur
un divan).
MADAME GORAK – Ma maison est devenue un
merveilleux jardin, depuis hier, depuis que vos hommages ont commencé à
arriver: lys, tulipes, magnolias, orchidées, rosés...
MISTER JOHANN – Vous aimez les fleurs, madame,
mais vous en ignorez le langage: cela se comprend tout de suite à votre
énumération.
MADAME GORAK – Oh, Mister Johann, excusez–moi!
Comme je dois vous sembler bête et mesquine en ce moment... et quelle impardonnable
ignorance est la mienne!
MISTER JOHANN – Calmez–vous, madame: en notre
siècle, le langage des fleurs est une langue morte. Je ne peux vous reprocher
de ne pas le connaître.
MADAME GORAK – Mai vous, pour vous exprimer,
vous avez choisi ce moyen... vous ne supposiez pas comme j'étais limitée.
MISTER JOHANN – Je me serais étonné du
contraire. Je m'exerçais en solitaire, comme le poète qui dédie ses vers à la
femme aimée et ensuite les enferme dans un coffret.
MADAME GORAK – Quel merveilleux poème j'ai
peut–être perdu!
MISTER JOHANN – Seulement quelques
annotations: inclinations de l'âme, tourments éprouvés, pensées soudaines.
MADAME GORAK – Mais vous m'aiderez à combler
cette lacune, n'est–ce pas? Elle me semble intolérable, à présent, comme si
brusquement je m'étais aperçue que je ne sais plus lire ni parler.
MISTER JOHANN – Certainement, je vous aiderai.
C'est un langage difficile, vous savez: des symboles qui s'enchevêtrent
continuellement, des clés d'interprétation qui fuient ou se cachent. Mais, une
fois que vous possédez ce langage, que de satisfactions à pouvoir exprimer et
mesurer l'intensité des sentiments, non plus avec un vocabulaire limité, mais
dans l'infinité des nuances de couleur: le violent, lys vibrant, le tendre, le
pâle, l'éclatant!... et l'entretien direct avec la nature, madame, parvenez–vous
à l'imaginer?... L'émotion en entendant les cris de joie d'un champ de pavots
sous le soleil, ou le trouble soudain en découvrant qu'un pré, une colline,
toute une vallée, parfois, saluent votre passage?
MADAME GORAK – Merveilleux! Quel homme
étonnant vous êtes, Mister Johann! Votre âme respire par tant d'ouvertures. Je
ne m'étais pas trompée dans mon jugement sur vous: ferme et courageux dans la
tractation, génial dans la planification, plein de charme dans l'intimité.
Maintenant, après l'«Anonyme des Recherches» je peux ajouter encore «généreux».
Cette affaire n'a pas trop bien réussi pour vous qui l'aviez conçue... j'étais
contre vous, alors. Et pourtant, au lieu de chercher vengeance, vous avez
demandé ma main.
MISTER JOHANN – Et cela ne pourrait–il pas
être justement ma vengeance, madame? (Ils
rient brièvement tous les deux).
MADAME GORAK – Je voudrais tout connaître de
vous. Je ne sais rien, par exemple, de votre univers sentimental.
MISTER JOHANN – Vous avez le droit de me poser
des questions.
MADAME GORAK – Quelle impression cela me
fait, de savoir que j'ai des «droits» sur vous! Parlez–moi de votre première
conquête.
MISTER JOHANN – La toute première? Il s'est
écoulé si longtemps, et j'étais si jeune.
MADAME GORAK – La première expérience qui
vous ait marqué, celle dans laquelle vous vous êtes découverte.
MISTER JOHANN – Comme vous voulez, madame.
J'étais à peine sorti de l'enfance, farci de théorie, mais dépourvu de
pratique. Ce fut juste à ce moment que je la rencontrai. Dire que j'en étais
amoureux, tout au moins au début, ce serait trop: elle m'intéressait, c'est
tout. Mais pour les jeunes gens sans expérience, un simple intérêt peut
facilement passer pour une passion. Et de là à perdre la tête, la distance est
vite franchie. Elle s'appelait Gobrial–Métaux, uns petite société pas très
solide, j'y jetai tout l'argent que je possédais, et je parvins à m'assurer 2%
des actions. Arriva la crise du 6 juillet: en quelques heures j'avais perdu 80%
de mon argent, mais je ne me rendis pas: je réunis toute la menue monnaie qui
me restait et j'achetai encore 3%. Les autres disaient que j'étais fou, mais je
faisais la sourde oreille. Ils m'offrent un poste dans l'administration, je
l'accepte; la guerre du Sud éclate, je cède 2% et j'obtiens une petite
fourniture en exclusivité... en deux mois j'arrive à 18%. Mouvement feint sur
la stagnation et marche arrière: 24%. Nouvel écroulement en bourse: je joue
tout à la hausse 32%. J'organise la fusion avec la Magar, puis nous nous
divisons a nouveau, mais j'ai encore pris 7%. Réunion générale je sais qu'au
conseil il y a d'autres intérêts et j'impose mes conditions. C'est un risque,
et pourtant, pour me tenir écarte de leurs nouveaux projets, ils m'accordent
encore 12%. 39 et 12... 51% : la Gobrial était à moi! J'avais réussi à
posséder ma première société!
MADAME GORAK – Comme vous l'avez désirée!
Cela s'entend dans votre voix.
MISTER JOHANN – C'était la première, madame.
Je devais me démontrer à moi–même ce que je valais.
MADAME GORAK – Qu'est–ce qui s'est passé
ensuite?
MISTER JOHANN – Je l'ai vendue à l'étranger
quelques mois plus tard. Je sais qu'elle est passée entre plusieurs mains, et
que dernièrement, avant de disparaître, elle était devenue une petite île de
l'empire du Grand Kirby.
MADAME GORAK – Vous la regrettez quelquefois?
MISTER JOHANN – J'ai dû m'en délivrer, il n'y
avait rien d'autre à faire: son destin était marqué. Si elle avait survécu, si
elle avait refleuri même entre mes mains, c'était seulement parce que pour la
maintenir debout je travaillais comme un forcené. Ah, j'en ai usé, de mes
énergies, pour la conquérir! Avec la peine que j'ai dépensée pour elle,
J'aurais pu conquérir une princesse, et non pas une pauvre souillon comme la
Gobrial–Métaux. (Bref silence) Mais
maintenant, je voudrais moi aussi savoir quelque chose de vos sentiments.
MADAME GORAK – Mon récit ne sera pas
fascinant comme le vôtre, et pas même bien long. Mon mari est à l'origine de
tout: avant lui je n'étais rien, je ne savais rien. Ma vie a commence avec le
mariage.
MISTER JOHANN – Et ensuite? Vous êtes veuve
depuis six ans.
MADAME GORAK – … depuis toute une série de
tentatives malheureuses, d'occasions qui ouvrent le coeur à l'espérance, et qui
se terminent par le froid du silence et l'amertume de la déception.
MISTER JOHANN – Ne dites plus rien, je vous en
prie.
MADAME GORAK – Merci, Mister Johann, mais
parler me soulage. Nous avons la malchance de vivre dans un pays mesquin et arrière,
dominé par des superstitions absurdes et par des préjugés barbares. Que devais–je
faire après la mort de mon mari? M'enfermer dans un couvent? J'avais encore ma
vie devant moi, et je voulais la vivre. Et me voilà faisant l'objet des
critiques les plus féroces, des attentions les plus intéressées. Avec une femme
comme ça, tout est permis: on peut se jouer de ses sentiments, on peut
s'emparer de ses affections et les bouleverser. Ah, Mister Johann, que
d'expériences terribles j'ai subies! cela commença un an après la mort de mon
mari: 12% de chute dans les bénéfices nets! L'année d'après, ce fut encore
pire: contrats repoussés, fournitures protestées, fonctionnaires corrompus, et
ainsi de suite. J'essayai de résister, mais le volume des affaires continuait à
diminuer d'année en année. Vous voulez un exemple? L'opération de l'Anonyme de
Recherches ne m'a donné que 50% de ce qu'elle a donné aux autres.
MISTER JOHANN – A moi encore moins, madame.
MADAME GORAK – Je devais prendre une
décision: me retirer des affaires et passer à des mains viriles la direction de
mes entreprises. C'était un sérieux problème: j'ai examiné toutes les solutions
possibles, toutes les formes possibles de société, choisissant la meilleure: le
mariage. Avez–vous déjà essayé d'examiner à fond les clauses sur lesquelles se
fondent les associations d'affaires les plus solides, de consulter
attentivement les procès–verbaux des constitutions, les statuts sociaux? On
trouve toujours le point sur lequel on peut appuyer pour tout anéantir. Dans le
mariage, cela n'existe pas: c'est un contrat a l'abri de toute tentative. Dans
le mariage, il n'y a pas d'échappatoires, parce qu'il n'existe ni liberté
provisoire, ni amnistie: le mariage est une institution éternelle, implacable,
inexpugnable! C'est le seul endroit où une pauvre femme seule comme moi puisse
trouver protection.
MISTER JOHANN – Vous n'êtes plus seule, à
présent.
MADAME GORAK – Merci, mon ami. Me permettez–vous
de vous appeler ainsi?
MISTER JOHANN – Certainement, madame.
(Il lui prend la main et la porte à ses
lèvres. Ils se regardent en silence, souriants. Obscurité).
Immédiatement, se rallume l'intérieur de l'église, mais
pour un événement présent: le mariage entre Mister Johann et madame Gorak. Les
deux époux, très fêtés, passent au milieu des invités, puis traversent, suivis
des autres, une zone d'ombre, pour reparaître à droite, autour d'une table apprêtée
pour le lunch.
CONSALVO (se frayant
un passage, une coupe à la main) – Les anciens, dans ces circonstances,
trinquaient a l'union de la force et de la beauté... à la rencontre de Mars et
Vénus. Mais a qui devons–nous trinquer, nous qui voyons une Vénus possédant
déjà la force de Mars et la sagesse de Minerve?
(Rires, applaudissements, voix joyeuses).
VECTOR – Nous pourrions trinquer à Mercure, le dieu des
affaires.
GURGI – Tu penses que nos amis ont besoin de sa
protection?
LADOG – Moi, je dis qu'ils sauront bien s'en tirer tout
seuls.
CONSALVO – Alors, abandonnons toute fantaisie païenne et
levons simplement notre coupe à madame Gorak et à Mister Johann!
(Applaudissements, voix joyeuses, tintement
des verres, claquements des bouchons de champagne. Consalvo mène Mister Johann
vers le devant de la scène).
CONSALVO – Mes compliments, Mister Johann.
MISTER JOHANN – Merci Consalvo.
CONSALVO – Je ne parle pas seulement de votre mariage, mais
aussi de votre... appelons «supériorité» devant certaines questions. J'ai été
charge de vous dire qu'elle a été appréciée.
MISTER JOHANN – Vous vous référez, peut–être...?
CONSALVO – Justement. Au jeu, les pertes ne comptent pas:
on peut toujours se refaire en ayant la main heureuse.
MISTER JOHANN – C'est du passé, Consalvo: je
n'y pense plus. Y a–t–il quelqu'un, par contre, qui ait des remords?
CONSALVO – Tout le monde sait que dans l'affaire de l’«Anonyme
de Recherches», vous avez été plutôt mal traité.
MISTER JOHANN – Et qu'est–ce qu'ils auraient
l'intention de faire, me dédommager?...
CONSALVO – Pas cela, vous le comprenez bien.
MISTER JOHANN – Ou ils veulent s'assurer que
je ne médite pas quelque vengeance?
CONSALVO – A l'époque, personne ne pouvait prévoir ce qui
allait se passer.
MISTER JOHANN – Et vous voyez ce qui arrive,
parfois?... de toute façon, rassurez–donc nos amis. J'ai parfaitement compris.
CONSALVO – Il vaudrait mieux que vous disiez vous–même
quelques mots.
MISTER JOHANN – Bon.
(Ils reviennent à la table. Mister Johann s'approche de Gorak)
C'est l'heure du départ, nous devons saluer nos amis...
(Les invités se préparent a écouter)... que disaient les anciens à
ce moment–là, Consalvo? (Rires discrets)...
ils n'avaient peut–être pas tellement envie de parler, et peut–être qu'eux aussi
s'en tiraient comme moi «merci à tous et à bientôt». C'est sans doute un peu
rhétorique, mais je dois le dire tout de même: je garderai longtemps le
souvenir de ce jour ...le reste est enterré dans le passé, perdu dans la nuit
des temps... il y eut les premières locomotives et les soldats qui partirent
pour les Croisades... puis eut lieu la chute de 1'Empire Romain et la
construction des pyramides... et un jour, il me semble, fut mise sur pied une
étrange opération que l'on appela «Anonyme de Recherches» et qui a dit que dans
cette affaire je n'ai rien gagné? J'ai connu Gorak, et je trouve que c'est
beaucoup.
CONSALVO – Alors, c'est vous qui avez fait la meilleure
affaire!
MISTER JOHANN – Vous allez me demander un
pourcentage?
(Rires, voix joyeuses,
toasts. Mister Johann et madame Gorak disparaissent au milieu des invités.
Obscurité.)
Les lumières se rallument immédiatement dans la chambre
d'un hôtel. Le porteur qui a fini d'installer les valises sort, refermant la
porte derrière Mister Johann et madame Gorak qui sont entres.
MISTER JOHANN
(soulevant le combiné) – Vous avez besoin de quelque chose?
MADAME GORAK – Non. Et vous?
MISTER JOHANN – Moi non plus. II fait chaud
dans cette pièce. Puis–je ouvrir la fenêtre?
MADAME GORAK – Oui, ouvrez.
MISTER JOHANN – Un autre, à ma place, aurait
déjà prononcé quelque phrase mémorable.
MADAME GORAK – Par exemple?
MISTER JOHANN – Par exemple... chapitre un,
première page.
MADAME GORAK
(prenant un grand bouquet de fleurs sur une table) – Vous l'avez
déjà fait: elles viennent de vous, n'est–ce pas?
MISTER JOHANN – Oui... j'ai téléphoné avant de
partir.
MADAME GORAK – Merci.
MISTER JOHANN
(qui s'est approché de la fenêtre)
– Quel silence, dehors!
MADAME GORAK
(qui s'est approchée elle aussi de la fenêtre) – II faut un peu de
paix, après une journée comme celle–ci.
MISTER JOHANN – J'ai longtemps vécu à la
compagne, et le silence est la seule chose que je regrette.
MADAME GORAK – Il est temps que je commence à
me déshabiller, n'est–ce pas?
MISTER JOHANN – Je n'osais pas vous le
demander, mais je pense que le moment est venu, en effet.
MADAME GORAK – Donc, au loin le sac, les gants,
le chapeau... (Elle s'approche d'une
petit table sur laquelle elle avait posé son sac, l'ouvre, prend quelques
papiers et en tend un à Mister Johann)... Voici le chrome et le cobalt!...
MISTER JOHANN (prend le papier avec soin et
l'examine d'un coup d'oeil) – Parfait! Mais quelle merveilleuse robe vous avez!
MADAME GORAK – Je vais l'enlever, soyez
tranquille.
MISTER JOHANN – Je peux vous aider?
MADAME GORAK – Oui, je vous en prie...
(Elle s'assied devant la table)...
donnez–moi un stylo... (Mister Johann lui
tend son stylo. Madame Gorak signe un autre papier et le lui tend)... voici
la procuration pour les Chantiers Navals.
MISTER JOHANN – Merveilleux!... Vous verrez
comme ils vont fonctionner entre mes mains.
MADAME GORAK – Je n'en doute pas.
MISTER JOHANN – Le premier bateau qui glissera
vers la mer portera votre nom. Nous hisserons le grand pivois à vos couleurs.
Quelle est celle que vous préférez?
MADAME GORAK – Le vert.
MISTER JOHANN – Nous jouerons sur toutes les
nuances possibles: vert humide des prés, vert sombre de l'océan, vert émeraude
des fonds sableux, vert tendre des fleuves, vert de vos yeux... en haut sur
tous les mâts, déployé!
MADAME GORAK
(signe un autre papier et le lui donne) Société des Mines de fer...
voici la délégation... vous voyez, j'ai enlevé ma combinaison. J'ai les épaules
nues.
MISTER JOHANN – Je suis émerveillé de les voir.
MADAME GORAK – Vous voulez aussi le soutien–gorge?
MISTER JOHANN – Sans lui, je pourrai mieux
vous apprécier.
MADAME GORAK – Le moment est important,
alors... vous avez vu les danseuses dans les boîtes de nuit? Les lumières
baissent, s'éteignent... un seul projecteur reste allumé, un seul oeil dans le
noir qui fouille avec insistance le long des corps qui se découvrent... voilà:
un bouton après l'autre... une lenteur exaspérante... puis un mouvement
brusque: comme ça!... (Elle lui tend un
autre papier)... Tréfileries Réunies!
MISTER JOHANN – Un corps merveilleux,
excitant.
MADAME GORAK – Vous ne me trouvez pas sans pudeur,
nue ainsi, devant vous?
MISTER JOHANN – Vous avez encore un vêtement
qui vous protège, le plus intime.
MADAME GORAK – Celui–là, je voudrais le
garder: je devrai bien employer mes journées, n'est–ce pas?
(Mister Johann met le papier dans sa poche
et retourne à la fenêtre).
MISTER JOHANN – Ou croyez–vous que soit la
mer?
MADAME GORAK – Devant nous, je pense. Vous ne
voyez pas quelque barque éclairée, au large?
MISTER JOHANN – Non. Il n'y a qu'un souffle de
vent, mais il apporte l'odeur de la terre (Il
s'éloigne de la fenêtre). Si vous le permettez, je vais dans ma chambre:
vous avez besoin de dormir, et moi je dois écrire quelques lettres.
MADAME GORAK – Vous ne pouvez pas oublier le
travail, au moins ce soir?
MISTER JOHANN – J'ai aussi la responsabilité
de vos affaires, maintenant.
MADAME GORAK – Des nôtres, désormais.
MISTER JOHANN – Je sais que je n'ai pas encore
toute votre confiance, et je voudrais la gagner.
MADAME GORAK (avec douleur) – Mais c'est mon
enfant!... Je lui ai donné mon nom «Gorak Aciers»... Je voudrais encore la
tenir par la main, la voir grandir sous mes yeux, vous comprenez?
MISTER JOHANN – Tout est parfaitement clair je
vous comprends très bien.
MADAME GORAK – Nous devons continuer encore à
nous vouvoyer? Nous sommes mari et femme...
MISTER JOHANN – Mieux vaut nous tutoyer, tu as
raison.
MADAME GORAK – Et cette lumière si vive, ne
faudrait–il pas l'abaisser?
MISTER JOHANN – Je préférerais qu'elle restât
comme ça, pour être sûr d'avoir la force d'aller dans l'autre chambre.
MADAME GORAK – Pourquoi ne restes–tu pas ici,
cette nuit?
MISTER JOHANN – Parce que j'ai trop envie de
rester.
MADAME GORAK – Tu es habitué à ne jamais rien
t'accorder?
MISTER JOHANN – Je suis habitué à trouver le
meilleur de moi–même en luttant contre les côtés les plus faibles.
MADAME GORAK – C'est un dur langage, digne
des ascètes et des héros.
MISTER JOHANN – Peut–on conquérir quelque
chose sans héroïsme?
MADAME GORAK – L'amour.
MISTER JOHANN – L'apaisement des sens, mais
non l'amour, qui a besoin d'estime et de confiance.
MADAME GORAK
(douloureusement) – Je l'ai créée de mes mains, Johann... tu sais
bien combien j'y tiens... ne prétends pas que je te la donne aussi, celle là...
MISTER JOHANN
(retournant à la fenêtre) Le vent a cessé, mais c'était un vent de
sirocco qui n'apportait aucune fraîcheur... seulement de l'air chaud, avec un
parfum de rosé d'automne...
MADAME GORAK – Au bout de six ans, j'ai à
nouveau un mari, tu n'y penses pas?
MISTER JOHANN – ... la rose thé des jardins,
la rose sauvage des bois...
MADAME GORAK
(prend la dernière feuille et la lui tend)... – Voilà, Johann... la
Gorak Aciers... prends.
MISTER JOHANN
(prenant le papier) – C'est la preuve d'amour que j'attendais.
MADAME GORAK – Je n'ai plus rien sur moi,
maintenant.
MISTER JOHANN
(ouvrant les bras) – Tu as mes mains, mes bras, mes lèvres pour te
couvrir... viens! (Ils s'étreignent.
Obscurité).
Deuxième partie
Mister Johann et Lucas.
MISTER JOHANN – Nous avons eu nous aussi notre
pinte de bon sang, tu te souviens?
LUCAS – Certainement. Nous avions tout organisé à la
perfection.
MISTER JOHANN – Ce fut ton chef–d'oeuvre.
LUCAS – A vous aussi, votre tâche fut difficile.
MISTER JOHANN – Mais le plus grand mérite te
revenait. Comme nous en avons ri ensemble! Elle se sentait en sécurité, la
veuve, protégée par le mariage.
LUCAS – «La meilleure forme de société», disait–elle, «une
institution parfaite qui résiste à tous les coups».
MISTER JOHANN – Elle se sentait inattaquable
dans son nid: tout autour des rocs élevés, et un aigle pour la défendre.
LUCAS – Madame Gorak avait oublié que, si dans notre
pays le contrat de mariage est bien solide, il y a une autre institution plus
puissante et inébranlable l'organisation des impôts.
MISTER JOHANN
(riant) – Ah, ah, ah... bravo, Lucas!
Je ne pourrai jamais
assez te remercier. Ses entreprises avaient prospéré dans mes mains, mais je ne
faisais que les diriger: c'était elle la patronne. Tu as réalisé un coup de
maître.
LUCAS – C'est la chance qui m'a aidé au début, quand
j'ai rencontré par hasard ce déchet d'humanité, l'ex administrateur de madame
Gorak... il portait avec la véritable comptabilité des entreprises de votre
femme, non pas les budgets arranges sur lesquels avaient été payes les
impôts... il pensait s'en servir pour faire du chantage, mais il avait la
police aux trousses il devait fuir, se cacher... et c'est ainsi que pour
quelques sous il m'offrit la valise de papiers et de registres...
MISTER JOHANN – ... Dont je n'aurais jamais pu
me servir. Mais dans ton cerveau jaillit une idée aveuglante.
LUCAS – Là aussi j'ai eu une aide inattendue: cet avion
de ligne tombé. Le reste fut facile: une autre poignée de sous, et sur la liste
des morts on inscrivit le nom de l'ex administrateur... et la police, fouillant
dans les débris de l'avion, arrivait à retrouver une valise, miraculeusement
intacte, bourrée d'étranges documents.
MISTER JOHANN – Et c'est là que j'eus mon rôle
à jouer. Tu as raison, ce ne fut pas facile pour moi.
LUCAS – Je n'enviais vraiment pas la part que vous deviez
prendre à l'affaire.
MISTER JOHANN – La veuve ne pouvait rien
soupçonner: tout s'était passé si parfaitement... mais je devais faire très
attention de ne pas me trahir, contrôler chacune de mss paroles, chacun de mes
gestes, chaque muscle de mon visage... (La
lumière du projecteur rejette Lucas dans l'ombre. Mister Johann faire quelques
pas vers Madame Gorak qui vient au–devant de lui).
MISTER JOHANN – Gorak!... J'ai passé la nuit à
discuter avec les avocats nous n'arrivons pas à trouver d'issue, pour
l'instant.
MADAME GORAK – Je suis déjà au courant. Le mandat
d'arrêt sera signé demain.
MISTER JOHANN – Qui te l'a appris?
MADAME GORAK – A quoi bon le cacher? ... Il
vaut mieux que je l'aie su maintenant, pour pouvoir faire mes préparatifs dans
le calme.
MISTER JOHANN – Il n'est pas encore dit que tu
dois aller en prison.
MADAME GORAK – Si, Johann il n'y a rien à
faire, tu le sais bien.
MISTER JOHANN – Il y à une question de droit à
laquelle on peut s'accrocher, les avocats l'ont dit eux–mêmes.
MADAME GORAK – Il n'y a rien, Johann...
pourquoi t'obstines–tu?
MISTER JOHANN – Je ne peux pas penser que tu
vas aller en prison. Je n'ai peut–être pas manoeuvré assez. Je n'ai pas encore
trouvé la solution... il doit bien y en avoir une!... Il doit bien exister
quelqu'un qui peut intervenir, quelqu'un avec qui pactiser!
MADAME GORAK – Résigne–toi, Johann... comme
je l'ai fait moi–même. Au fond, ce n'est pas pour toute la vie... nous aurons
encore de belles années à nous.
MISTER JOHANN – Certes! Les plus grands
avocats travailleront à te délivrer, rien ne sera négligé, sois–en certaine.
MADAME GORAK – Je le sais. Mais pour
l'instant il y a quelque chose de plus important.
MISTER JOHANN – De plus important?
MADAME GORAK – Les entreprises. Tu n'as pas
pensé qu'ils vont séquestrer toutes mes propriétés?
MISTER JOHANN – Nous trouverons le moyen de
nous en sortir... cela ne m'inquiète pas.
MADAME GORAK – Johann! C'est toi qui parles
ainsi?!
MISTER JOHANN – Excuse–moi, mais je ne suis
pas convaincu.
MADAME GORAK – Ils vont mettre la main sur
tout, ils, vont nous dépouiller de mon travail et du tien... pouvons–nous
permettre ça?
MISTER JOHANN – Non, certainement pas... nous
les en empêcherons d'une façon ou d'une autre.
MADAME GORAK – Mais comment?
MISTER JOHANN – Je ne sais pas encore... j'en
parlerai... Je demanderai conseil...
MADAME GORAK – Réfléchis, Johann! II n'y a
qu'un moyen pour empêcher ça: faire en sorte que quand ils voudront mordre, ils
ne trouvent rien à se mettre sous la dent. Moi, je ne possède déjà plus rien.
J'ai tout arrangé avec le notaire.
MISTER JOHANN – Et les entreprises?
MADAME GORAK – Tout est prêt... il ne manque
que ta signature.
MISTER JOHANN – La mienne?...
MADAME GORAK – Les entreprises sont à toi,
Johann.
MISTER JOHANN – Tu as renoncé à toutes tes
propriétés?
MADAME GORAK – A toutes sauf une seule: notre
mariage. A travers toi, je possède encore tout, comme avant.
MISTER JOHANN – Mais alors, je serai seul
arbitre.
MADAME GORAK – Tu as peur de décider tout
seul?
MISTER JOHANN – Non, ce n'est pas ça...
MADAME GORAK – Alors?
MISTER JOHANN – Je suis étourdi, voilà: ce qui
arrive est tellement ahurissant, tellement imprévisible une fenêtre s'ouvre
brusquement, et on regarde de mille mètres d’altitude…
MADAME GORAK – Tes yeux sont habitués aux
vastes horizons.
MISTER JOHANN – ... Se trouver ainsi, au
milieu de la lumière... tout plein d'ombre, et tout seul...
MADAME GORAK – Je serai toujours près de toi.
MISTER JOHANN – Tu auras de mes nouvelles tous
les jours, Gorak.
MADAME GORAK – Et comment?
MISTER JOHANN – Tu as oublié notre langage
secret? La tulipe orgueilleuse, les liserons capricieux, l'explosion de la
rose... mes fleurs te diront tout: mon travail et mon amour... et le souvenir,
l'attente, et l'espérance... (Le
projecteur se détache de Madame Gorak et reprend dans son cercle Lucas qui rie).
LUCAS – Ah, ah, ah... oui, que ce fut un chef–d'oeuvre!
Comment avez–vous fait pour éteindre la joie qui se déchaînait en vous? Je vous
observais à cette époque et je me disais:«Ça ne durera pas, il ne sera pas
capable...» mais si! Vous y êtes arrivé!
MISTER JOHANN – En me faisant violence, Lucas,
J'y suis arrivé. Des courants impétueux se creusaient leur chemin en moi, et je
les ai freinés. Ça n'a pas été facile, non: des lambeaux de chair déchirée, des
faisceaux de nerfs noués... quel jeu terrible, Lucas, quand on vit ainsi, avec
tout son être, engagé jusqu'à la plus infime fibre du corps, jusqu'au souffle
le plus ténu!
LUCAS – Voila, Mister Johann, pour vous qui cherchez
une raison, c'est la un moment important.
MISTER JOHANN – Je ne parviens pas encore à le
posséder entièrement.
LUCAS – Analysez bien que trouvez–vous en vous?
MISTER JOHANN – Un sentiment de joie profonde.
LUCAS – A cause de la richesse qui vous tombait dessus
brusquement?
MISTER JOHANN – Pas seulement pour ça.
LUCAS – Votre plan a fonctionné, vous êtes content de
vous.
MISTER JOHANN – Ça ne suffisait pas non plus.
LUCAS – Vous avez frappé votre premier coup.
MISTER JOHANN – Comment la vengeance pouvait–elle
me remplir de joie, alors qu'au moment de la réaliser, je l'avais déjà trouvée
mesquine?
LUCAS – Celle qui était faite, peut–être, mais à
présent la route était ouverte à toutes les autres.
MISTER JOHANN – Non, Lucas... Moi aussi, a
l'époque, Je pensais comme toi, mais je me trompais... voila pourquoi j'ai continué
à réaliser mon plan avec une rigueur méticuleuse. Les autres étaient à l'abri
derrière leur remparts, et moi, pour découvrir leurs positions, pour arriver à
les frapper. Je devais me soulever au–dessus d'eux... et il n'y avait qu'une
route pour monter, celle qui menait au royaume du Grand Kirby!
Le projecteur rejette Lucas dans l'ombre, et suit Mister
Johann qui s'approche d'une longue table, au bout de laquelle, un peu dans
l'obscurité grave, sévère, impassible, siège un vieillard: le Grand Kirby.
Derrière lui, en transparence, des amas de gratte–ciel et une forêt de
cheminées d'usines.
MISTER JOHANN – Un moment, je vous prie...
laissez–moi bien examiner tout... je veux me rendre compte de l'endroit ou je
me trouve... et puis je sens que j'ai du mal a parler... l'essoufflement, peut–être...
je viens de loin et j'ai fait tout le chemin en courant... vous le savez, Grand
Kirby vous m'avez vu avancer pendant toutes ces années, et vous savez bien ce
que cela représente pour moi de me retrouver ici. De l'autre côté, vos
secrétaires voulaient m'enlever votre carte d'invitation... mais je l'ai tenue
bien serrée: elle est trop importante pour moi, Je ne peux pas renoncer a ce
témoignage... Le Grand Kirby, un jour, m'a appelé pour un entretien
d'affaires... ici, dans son bureau, où peu de gens ont réussi à pénétrer. Oui,
je me suis servi d'une manoeuvre banale, je me suis introduit ici avec une
fausse clé, vous le savez... j'ai fait vendre un stock d'acier à un prix
inférieur au marché... moi qui établis les prix de l'acier contre vous! Qui est
ce Mister Johann?... Un fou?... Un candidat au suicide?... Non: c'est un homme
qui cherche à vous rencontrer, qui a des propositions à vous faire et qui n'a
pas d'autre moyen pour attirer votre attention... vous avez compris, vous avez
senti avec quelle force je désirais cet entretien... qu'est–ce que peut bien
avoir à me dire ce Mister Johann?... Quel projet peut–il bien avoir a me
présenter, à moi, le Grand Kirby?... Un plan complexe et ambitieux, un projet
plein de risques que seul un homme comme vous peut examiner, un dessein gonflé
de toutes les présomptions qui peuvent bouleverser un individu comme moi qui
est parti de rien pour grimper jusqu'à vous, et qui entend y rester. Je veux
arriver moi aussi à me pencher du haut d'une de vos fenêtres sous lesquelles
s'ouvre un univers scintillant... je veux enfin découvrir du regard la galaxie
des métaux!...
Mister Johann se retourne brusquement: près de lui se
trouve à nouveau Lucas. Le projecteur a rejeté dans l'ombre tout le reste.
MISTER JOHANN – Oui, Lucas, oui... j'ai peut–être
compris, maintenant... je suis peut–être arrivé à découvrir la raison que Je
cherchais. J'ai compris, Lucas, voila ce qui m'a poussé en avant pendant toutes
ces années: ce n'était pas l'ambition, ni l'amour de l'argent... et non plus le
désir de vengeance... maintenant je sais, enfin, ce qu'il y avait à l'intérieur
de moi... maintenant je vois, Lucas, je vois!
(Obscurité).
Intérieur de l'église. Catalinon entre en courant: il est
épouvanté.
CATALINON – Maître!... Ou êtes–vous?!...
Au nom du ciel, maître!... Les soldats arrivent... fuyez, maître!... Non, pas
le temps... ils sont ici, cachez–vous... les voilà!...
(Catalinon tombe à genoux, feignant de prier. Deux soldats font le tour
de l'église. L'un d'eux, arrivé près de Catalinon, lui approche sa lanterne du
visage pour scruter sa physionomie. Ayant terminé le tour de la nef, les
soldats sortent. Don Juan sort de l'ombre et s'approche de son serviteur). Ah,
vous êtes ici!... Heureusement qu'ils ne vous ont pas vu.
DON JUAN – Combien de temps encore avant l'aube?
CATALINON – Au moins deux heures. Mais
soyez prudent, ils pourraient revenir.
DON JUAN – Encore deux heures! C'est la nuit la plus
longue de ma vie... on la dirait éternelle.
CATALINON – Ne dites pas ça, maître! Dire
«éternel» est comme dire «mort».
DON JUAN – Elle te fait encore peur? Tu ne t'es pas encore
habitué à la voir près de toi?
CATALINON – Près de moi?! Avec l'aide du
Ciel, je suis encore vivant, au milieu des vivants.
DON JUAN – Et cette nuée de mort qui oppresse la ville, tu
ne la sens pas? Tu. ne vois pas les pas, dans les rues, soulever une poussière
de mort?
CATALINON – Ne plaisantez pas, maître! Je
sens sous mes pieds la terre dure et compacte: elle ne s'est pas encore ouverte
pour me recevoir.
DON JUAN – Alors crie–le, que tu es heureux de vivre,
affirme ton statut, revendique tous les droits qui en découlent. Mais
attention, on peut te prendre pour un fou ou te croire: en tant que fou, tu es
en sécurité, mais si on te croit, c'est la fin. Il n'y a pas de place pour les
vivants là où l'on craint tout ce qui n'a pas la rigidité cadavérique.
CATALINON – Ah, maître! Vous m'effrayez
avec vos discours.
DON JUAN – On ne tolère pas même l'idée du mouvement,
idiot! La putréfaction des lois, des sentiments, de la morale, est la seule transformation
que l'on accepte.
CATALINON – Au nom du ciel, pourquoi
parlez–vous ainsi?
DON JUAN – Un vivant comme toi qui préfère le silence! Et
qu'est–ce que c'est qu'un instant de silence, sinon un instant de mort?
CATALINON – Non pas le silence, mais pas
non plus vos paroles.
DON JUAN – Et alors, lesquelles? Celles que suggère le
vieux cadavre de la prudence, et celles que l'on trouve dans le cimetière de la
résignation? Tu es mort toi aussi, Catalinon, et tu n'en sais rien.
CATALINON – Et vous, vous vous croyez
vivant, vous, avec la sentence qui est suspendue sur votre tête?
DON JUAN – C'est justement cette sentence qui me
l'affirme: on veut me ramener à un statut général, tu comprends?... C'est une
preuve de plus que je suis vivant que je vais avoir d'ici peu, dans les bras de
Stella.
CATALINON – Voilà où aboutit toute votre
philosophie sur la vie et sur la mort: séduire une jeune fille, tromper une
vierge!
DON JUAN – Je n'ai jamais rien fait de ce que tu dis, Catalinon.
CATALINON – Vous voudriez nier devant moi,
qui vous ai suivi comme un chien dans toutes vos entreprises?
DON JUAN – Jeunes filles chargées d'une hypocrisie
décrépite, poussiéreuse de préjuges, vierges héritières d'un art consommé, obscène,
de l'excitation des désirs. Quelles jeunes filles et quelles vierges? Les
troncs abattus ne fleurissent pas, ne font pas de bourgeons, pas de feuilles
vertes... seulement de la mousse et des champignons.
CATALINON – Maître! Je les ai bien vues,
les jeunettes dont vous avez profité... quelques–unes étaient innocentes comme
la neige.
DON JUAN – Il n'y avait rien à offenser, outre leur corps, il n'y
avait que fausse vertu, pudeurs simulées… et derrière, une vérité horrible
d'égoïsme, de calcul, de malignité.
CATALINON – Et derrière vous... qu'est–ce
qu'il y a derrière vous, maître?
DON JUAN – Derrière moi il y a l'enfer, mais les flammes
brûlent vers le haut... je ne cache pas ma corruption sous le manteau de
l'hypocrisie, moi.
CATALINON – Et vos serments… et les
larmes... et les promesses d'amour éternel?
DON JUAN – Un rituel monotone prononcé uniquement pour
fournir un paravent à une reddition déjà escomptée. Mensonge contre mensonge.
Les miens sont beaucoup moins graves, ce ne sont que des paroles... les leurs,
par contre, perfides et déloyales, amenées par la douceur des regards, murmurés
par des lèvres de corail, doux comme les lignes de leur corps, chauds comme
leur souffle.
CATALINON – Pas seulement des paroles,
pourtant. Vous vous êtes servi: vous avez aussi profané le saint sacrement du
mariage, vous avez accompli un sacrilège.
DON JUAN – Ça, ce n'était pas un moyen, mais une fin: la
trahison était la punition que je voulais donner.
CATALINON – Et au nom de qui l'avez–vous
fait? De qui en avez–vous reçu le mandat?
DON JUAN – Qu'est–ce que j'en sais, Catalinon!... Tu le
sais, toi comment est fait ton corps, d'où naissent tes pensées?... je l'ai
trouvé en moi, imprimé profondément, ce désir ineffaçable.
CATALINON – De qui l'avez–vous reçu,
maître?... De l'enfer, peut–être!...
DON JUAN – Si c'est l'enfer qui veut que les hommes
apprennent à chercher la vérité en eux–mêmes et autour d'eux, qu ils apprennent
à l'aimer... alors oui: c'est de l'enfer!
CATALINON
(reculant) – C'est terrifiant... oui, vraiment, maintenant, je vous
regarde avec horreur!
DON JUAN – Tu as changé d'idée... ceux qui t'épouvantent,
maintenant, ce sont ceux qui secouent de leur corps la poussière de mort
(Catalinon continue à reculer jusqu'à
heurter des épaules la statue de Don Gonzalo. Il se retourne et tout de suite
se recroqueville sur un côté, la tête cachée dans les bras).
CATALINON
(dans un hurlement) – Ah, maître!... Qu'est–ce que j'ai vu!...
DON JUAN (Une main
sur son épée) – Qu'est–ce qu'il y a?
CATALINON – Là!... Le père de Donna
Anna... il est revenu!...
DON JUAN – Qu'est–ce que tu dis... animal!...
(Il s'approche)... Tiens!... Tu as
raison: il est revenu... mais il pèse un peu plus lourd, à cause de tout le
bronze dont il est recouvert, mais c'est bien lui... tout bouffi d'orgueil
comme un dindon.
CATALINON – Ce n'est pas bien, maître, de
parler ainsi d'un homme que vous avez tué.
DON JUAN – II devrait m'en être reconnaissant, Don Gonzalo
De Ulloa: je l'ai aidé à réaliser son rêve: devenir un monument. Maintenant, il
est fixé pour toujours dans l'attitude la plus noble qu'il ait jamais eue...
avant, par contre, il y avait aussi les moments où il se grattait le nez. Il
est vrai que maintenant sur sa tête il y a du bronze fondu... mais que crois–tu
qu'il y avait, avant, quand il croyait être vivant?
CATALINON – Ce n'est pas bien, maître!...
C'était un glorieux guerrier, et vous ne l'avez pas laissé vieillir.
DON JUAN – Je l'ai cueilli au moment le plus heureux de sa
carrière: il venait de revenir d'une bataille victorieuse. Qui pourrait le
battre, désormais? S'il avait continué, au contraire, il aurait peut–être connu
la défaite ou la fuite... ou bien il aurait perdu la tête, cette tête à présent
si vénérée, pour une gourgandine de vingt ans, et il aurait été enveloppé d'un
népris général, hypocrite. (Il revient
près de la statue, tandis que Catalinon fait plusieurs signes de croix, en
murmurant des prières). Non, au fond, je n'ai rien contre vous, Don
Gonzalo... sinon, peut–être, un peu de sympathie: vous aussi, vous êtes une
victime de ceux qui cachent la cupidité et la lâcheté derrière vos entreprises
militaires, de ceux qui vous envoient, l'épée au poing, défendre leurs vices
déguisés en vertus.
CATALINON – II a défendu l'honneur de sa
fille.
DON JUAN – ... An oui. Donna Anna... elle avait un grain de
beauté délicieux sur le cou.
CATALINON – C'est tout le souvenir que
vous avez d'elle?
DON JUAN –Est–ce ma faute si, pour le reste, elle était
parfaitement identique aux autres.
CATALINON – Vous avez tué un homme pour un
grain de beauté?...
DON JUAN – C'est peu, hein?... Et pourtant Don Gonzalo,
pour ce grain de beauté, aurait exterminé un régiment.
(Bruits).
CATALINON – Les voilà!... Ils
reviennent!...
DON JUAN – Va voir: l'aube qui va se lever doit être
seulement à moi. (Catalinon s'éloigne et
revient tout de suite).
CATALINON – II n'y a qu'une seule personne
qui traverse la place... elle est encore loin, et on ne distingue pas bien.
(Don Juan se dirige avec Catalinon vers la
sortie).
DON JUAN – C'est une femme, animal!... C'est Stella!... Tu
ne vois pas que l'aube s'annonce dans le ciel?!... Va réveiller un moine... et
qu'il prépare tout, comme s'il devait célébrer la cérémonie.
CATALINON – Réfléchissez, maître, il est
encore temps.
DON JUAN – Tu n'as pas compris?
CATALINON – Renoncez à ce dernier péché.
DON JUAN – Je dois te faire goûter du bâton?
CATALINON – La justice divine est implacable,
comme sa pitié est infinie.
DON JUAN (se
précipitant sur lui) – Coquin, canaille!...
CATALINON
(fuyant) – J'y vais, maître, j'y vais...
(Catalinon sort en courant. Une femme entre, enveloppée dans une cape:
Don Juan va au–devant d'elle).
DON JUAN – Stella!... Mon amour... cette attente fut trop
longue, cette nuit, mon temps était immobile...
DONNA ANNA – Le mien aussi... Don Juan
Tenorio!... (la femme laisse tomber le
morceau de cape qui lui cache le visage. Don Juan fait un pas en arrière et
plie un genou en terré).
DON JUAN – Donna Anna!...
DONNA ANNA – Vous n'arriverez pas à
accomplir un nouveau méfait, malheureux! Stella est mon amie... elle m'a tout
confie, et j'ai reconnu a son récit qu'il s'agissait de vous je ne pouvais me
tromper... même rapportées par Stella, vos paroles portaient en elles le feu du
mensonge, la blessure de la tromperie.
DON JUAN (tête
basse) – Bienvenue, madame... je n'osais pas vous attendre... je savais que
je ne méritais pas une telle grâce... Mais le ciel est miséricordieux avec moi.
DONNA ANNA – Ne blasphémez pas en ma
présence!
DON JUAN – C'est un signe du ciel que vous soyez ici, au
pied de la statue de votre père, pour accomplir votre vengeance... (Il tire son
épée du fourreau et la tend à la femme) Voici, madame... que votre main ne
tremble pas: votre justice est celle de dieu. Mettez a me frapper toute votre
colère... et même si vous m'avez pardonné, frappez–moi tout de même, pour
m'accorder votre pitié chrétienne.
DONNA ANNA
(jetant l'épée) – Non cette épée qui a touché le sang de mon père
ne peut se plonger dans le vôtre.
DON JUAN – Ayez pitié: délivrez–moi de cette vie
insupportable!
DONNA ANNA – La hache du bourreau, voila ce
qu'il vous faut.
DON JUAN – A quelle longue attente me condamnez–vous
encore.
DONNA ANNA – Très brève On vous cherche
dans toute la ville: vous ne pouvez pas échapper.
DON JUAN – Mais la grâce du roi peut toujours me sauver au
dernier moment.
DONNA ANNA – Que chacun affronte ses
responsabilités.
DON JUAN – Ne fuyez pas les vôtres, alors. Demain, vous
pourriez vous sentir ma complice, pour tout ce que je serais encore capable de
commettre.
DONNA ANNA – Je suis déjà votre complice
pour la mort de mon père.
DON JUAN – Effacez votre faute, c'est le moment Vous ne
savez donc pas lire le «signe»? Dans le fait que nous nous retrouvons, vous et
moi, près de ce bronze maudit qui a écrasé toutes mes espérances, qui a détruit
tous mes désirs de vivre?
DONNA ANNA – C'est au fond de vous, non à
l'extérieur, qu'a toujours existé la destruction.
DON JUAN – Mais à un certain moment je n'avais plus le
choix: mon destin avait été coulé dans le métal... et le vôtre aussi.
DONNA ANNA – Le mien?... Que voulez–vous
dire?
DON JUAN – Jamais coup d'épée n'a séparé autant de choses,
jamais pointe d'épée n'a écrit de paroles aussi définitives.
DONNA ANNA – Où voulez–vous en venir? Les
paroles sont des armes dangereuses, dans votre bouche.
DON JUAN – Il y avait des plaines battues par les vents...
mais désormais j'étais cloué à ce bronze... une petite trace de sang entre
nous, comme un mur infranchissable...
DONNA ANNA – Entre nous?...
DON JUAN – Entre vous et moi, Donna Anna.
DONNA ANNA – Quelle perfidie, Don Juan!
Comme vous réussissez à contrôler
chaque parole, à moduler chaque son, à faire glisser votre voix avec son doux
poison?!
DON JUAN – Pourquoi devrais–je encore vous mentir? La mort
m'attend, sur la place.
DONNA ANNA – Vous voulez cueillir la
dernière victoire, me laisser un poignard planté en pleine chair.
DON JUAN – Mon corps est couvert de blessures! Elles se
sont ouvertes au moment même où je croisais le fer avec Don Gonzalo.
DONNA ANNA – Allez, frappez je suis prête!
DON JUAN – Je vous aimais, Donna Anna... et je le criais
désespérément à ce vieillard qui me cherchait de son épée... mais il était déjà
devenu bronze par ses oreilles, par son coeur, par son esprit... il avait
devant lui son ennemi, il s'élançait sauvagement contre une armée de Maures...
que pouvait mon cri contre la montagne de son honneur?
DONNA ANNA (criant) – Et
Stella?!
DON JUAN – Une parmi tant d'autres qui est venue après
vous une parmi tant d'autres qui seraient venues si mon billot n'était déjà
prêt sur la place.
DONNA ANNA – C'est là votre réponse?
DON JUAN – J'essayais de retrouver une image, un corps...
J'ai cherché partout... à chaque fois c'était une lumière soudaine qui
s'allumait pour un moment: je voyais la forme d'un solide à laquelle
m'accrocher... mais il n'y avait que le vide... de l'air autour de moi, un
désert... et des lueurs de fantômes dans l'obscurité glacée.
DONNA ANNA – Comment faites–vous, Don Juan,
comment faites–vous a connaître aussi bien le coeur humain... comment faites–vous
pour trouver les cordes qui vibrent le plus fort?
DON JUAN – Je connais mon coeur, madame... pendant un
temps il a battu au même rythme que le vôtre, et ce rythme, il ne l'a pas
encore oublié.
DONNA ANNA – Taisez–vous!... J'ai peur de
vous écouter... à présent que tout sombre autour de moi, a présent que tout
s'anéantit...
DON JUAN – Je vous retrouver, enfin, Anna, comme cette
nuit–là...
DONNA ANNA – Alors, emploie–les, emploie–les
bien, tes paroles, Don Juan: elles transpercent et coupent... et elles
s'étalent comme l'huile sur les blessures brûlantes.
DON JUAN – ... Oui, cette nuit–là aussi, vous étiez belle,
avec vos yeux pleins de péché, enchaînée par la pudeur, et pourtant entraînée à
travers les mers et les cieux par le désir vous étiez belle comme aujourd'hui
alors que chacun de vos gestes vers moi est un horrible sacrilège...
aujourd'hui, avec votre peur folle au coeur, mais une douceur invincible dans
les bras, dans tout le corps... un désir insurmontable de vous offrir, de me
tendre votre sein ...
DONNA ANNA
(tendant les bras) – Mon amour!
DON JUAN (l'étreignant)
– Attention, Anna, l'enfer est proche!
DONNA ANNA – Je ne vois que toi, mon amour.
DON JUAN – Attention, Anna: un geste comme le tien
déchaîne la colère des vents, dissout les pierres du temps.
DONNA ANNA – Je n'ai plus peur, désormais.
Je t'ai cherche moi aussi, désespérément, sans le savoir. Tu étais au–dedans de
moi, dans chaque pensée, dans chaque larme, dans chaque cri. Tu étais mon voile
noir de deuil, le poignard avec lequel je voulais te punir, le rosaire que je
serrais pour prier... je ne te voyais pas, mon amour: le sang versé me
brouillait la vue, le cri d'agonie remplissait mes oreilles.
DON JUAN – Je t'ai donc retrouvée, maintenant qu'il est
trop tard, maintenant que ma route se termine.
DONNA ANNA – Que dis–tu? Je ne veux plus te
reperdre!
DON JUAN – Non, Anna, ce vieillard, derrière nous, a
décidé à notre place.
DONNA ANNA – Chut, mon amour! Nous n'avons
plus ni famille ni amis... toi et moi seuls, loin de tous, contre tous, s'il le
faut.
DON JUAN – Trop tard, Anna.
DONNA ANNA – II n'est pas trop tard... nous
fuirons tout de suite, dans mon carrosse: c'est le seul de toute la ville que
personne n'osera visiter... nous irons loin, la ou personne ne pourra jamais
nous rejoindre...
DON JUAN – Pas même lui?
(Il indique la statue).
DONNA ANNA – Tais–toi! Ne me demande rien:
je t'ai pardonné.
DON JUAN – Tu as lavé toutes mes infamies...
DONNA ANNA – Toutes, mon amour.
DON JUAN – ... Tu m'as absous pour les femmes que j'ai
trompées, pour les fils que je ne connaîtrai jamais...
DONNA ANNA – Une nouvelle saison a fleuri
pour nous.
DON JUAN – ... J'ai tué ton père!
DONNA ANNA – Mais je t'aime!...
DON JUAN – Et cela te suffit?
DONNA ANNA – Oui, mon amour... fuyons,
vite… fuyons!...
DON JUAN (hurlant)
– Non!... (tourné vers la statue)...
Tu as été trompé, vieillard!... Tu défendais son honneur, et elle, elle m'a
déjà pardonné... elle est prête à m'accueillir dans son lit, parce que ma voix
glisse en elle: la satisfaction de ses plaisirs lui semble une raison
suffisante!... Vieil imbécile!
DONNA ANNA – Monstre!... Monstre!...
(Elle s'enfuit en sanglotant)
DON JUAN – Catalinon!... Tu as entendu, Catalinon?!
CATALINON
(Sortant de l'ombre) – Vous étiez sauf, maître!...
DON JUAN – Tu as entendu?... Elle était prête à tout pour
apaiser ses sens!... Alors, c'est juste aussi, ce que j'ai fait pour apaiser
les miens. Si c'est là sa justification, pourquoi ne serait–elle pas également
valable pour Don Juan Tenorio?... Que faisons–nous ici, Catalinon?!... Allons,
dehors!... Personne ne pourra me condamner!...
CATALINON
(le retenant) – Maître, de grâce!...
DON JUAN (se
dégageant) – ... II y a place pour moi aussi dehors personne ne pourra me
la refuser!
CATALINON
(Il tente vainement de le retenir et le suit vers la sortie) – Au
nom du ciel, maître... ou allez–vous? Hors d'ici, c'est la fin pour vous...
maître!... C'est la fin!...
(Il pleure.
Obscurité)
Mister Johann et Lucas.
LUCAS – Vous connaissez déjà mon opinion: cette enquête
vous a entraîné trop loin, la route a disparu.
MISTER JOHANN – Elle s'est ouverte devant moi,
au contraire, brusquement... revivre l'entretien avec le Grand Kirby: que de
sentiments s'agitaient en moi ce jour–là! Il était difficile de découvrir le
plus important.
LUCAS – Vous êtes certain qu'il y en avait un plus
important? Ce pouvait être un parmi les autres qui, par hasard, se détachait de
cette mosaïque.
MISTER JOHANN – Non, Lucas: il était au centre
de tout, et il a repris sa place il y a peu de temps, quand je parlais aux
autres, réunis ici.
LUCAS – C'est étrange, cette impatience que vous avez
de chercher, de connaître. Je ne parviens pas a la comprendre, je vous le
répète: je mange mon pain, moi, sans me demander si c'est la faim qui me fait
ouvrir la bouche ou le besoin de remuer les mâchoires.
MISTER JOHANN – Tu ne peux pas comprendre ce
que j'éprouve à avoir fait cette découverte?
LUCAS – Non. Je ne pense pas que tous les recoins de
notre conscience puissent être explorés au moyen d'une analyse rationnelle.
MISTER JOHANN – Par peur, Lucas?
LUCAS – Peut être.
MISTER JOHANN – Je devais aller jusqu'au bout.
Il y a quelques instants, j'ai prononcé des paroles définitives: elles ne
pouvaient pas avoir surgi par hasard sur ma bouche.
LUCAS – Et au fond, qu'est–ce que vous avez trouvé?
MISTER JOHANN – Ma véritable vocation. Tu sais
quel était le sentiment qui dominait les autres ce jour ou le Grand Kirby
acceptait mon projet?... J'éprouvais une joie bouleversante en pensant que de
la position à laquelle j'allais accéder, je pourrais frapper.
LUCAS – Frapper ceux dont vous vouliez vous venger?
MISTER JOHANN – Pas seulement eux... les
autres aussi, qui étaient ici tout à l'heure.
LUCAS – Sans exception?
MISTER JOHANN – Sans aucune exception.
LUCAS – Alors, je pense que vous avez perdu du temps a
faire vos reconstructions: ces choses s'expliquent facilement par la
psychanalyse.
MISTER JOHANN – Tu croîs vraiment?
LUCAS – Certainement. Il y a une enfance malheureuse à
l'origine, misère et injustice... et il y a une route difficile à parcourir:
durs sacrifices, humiliations à supporter en silence... mais il y a aussi
quelque chose de solide sur quoi s'appuyer, quelque chose qui aide: la haine.
Le guerrier barbare a conquis la ville. maintenant, il admire la splendeur des
palais, des monuments, des temples... mais les peines supportées au cours du
siège étouffent la joie du triomphe: la haine 1'emporte et la ville est rasée.
MISTER JOHANN – II n'y a ni palais ni temples:
seulement des nids de vipères et des tanières de loups. Je veux frapper leur
faim rageuse, punir leur inhumaine férocité.
LUCAS – Vous voulez donc frapper votre propre image?
MISTER JOHANN – C'est le pire crime que j'aie
à leur reprocher, de m'avoir forcé à être semblable à eux.
LUCAS – Donc, si j'ai bien compris, votre montée au
pouvoir a commencée sous la poussée de l'ambition: vous vouliez conquérir la
richesse et la gloire...
MISTER JOHANN – Cela a commencé ainsi, en
effet.
LUCAS – Puis, vous avez trouvé des gens dénués de
scrupules qui vous ont fait du tort, humilié. Alors a mûri en vous un désir de
revanche: la vengeance a été votre principal objectif...
MISTER JOHANN – Oui, Lucas, c'est ça.
LUCAS – ... Et maintenant, cette haine sort du cercle
de votre vie privée, se reverse hors de ses frontières...
MISTER JOHANN – ... Sur les responsables,
Lucas et il y en a beaucoup... non pas de mon affaire personnelle, mais d'un
mal public qu'ils provoquent, acceptent, perpétuent.
LUCAS – C’est un mal ancien. Comment pouvez vous en
établir les origines?
MISTER JOHANN – Je sais que le monde est fait
à leur image: c'est pourquoi je les juge responsables.
LUCAS – C'est absurde! C'est comme la proue d'un navire
qui coupe les vagues: derrière, le sillon disparaît et les eaux se referment
Vous croyez qu'après ceux–ci il n'en viendra pas d'autres, en tout point
pareils? Et puis, quelle est la signification de la haine qui devient principe
moral, qui lève l'épée de la justice?
MISTER JOHANN – Non, Lucas, ce n'est pas un
justicier que je veux être: j'ai trop de saleté sur le dos. Le justicier est
une statue de vertu et d'héroïsme, il a une conception précise du bien... mais
pas le bourreau: il est dans le vice et dans le péché jusqu'au cou, il ne peut
brandir que les fers de la torture, le poignard de la punition il ne connaît
que le mal qu'il a près de lui, la douleur qu'il sait provoquer. Ma vocation,
c'est celle du châtiment!
LUCAS – Exercez–le alors comme il faut, ce métier. Les
tréteaux du supplice se dressent sur les places, non au sommet des montagnes,
le bourreau chauffe les fers dans les braises, non dans la lave des volcans, il
passe la pierre sur les haches, il ne rêve pas d'affiler la faux de la lune...
Il naît parfois des justiciers parmi les hommes: ils s'appellent tantôt Oreste,
tantôt Hamlet, mais d'habitude ils exercent en famille, ils punissent en privé.
MISTER JOHANN – Ils s'appellent aussi Don
Juan, quelquefois que de temps est passé depuis lors, Lucas?... Et qu'est–il
resté? Presque rien: quelques pierres griffées par le temps, quelques
chroniques de l'époque... et une image intacte dans son dessin, dans sa
couleur, dans le vent qui l'enveloppe: Don Juan. Pourquoi lui seul... pourquoi
est–il lui seul si vivant dans notre conscience?
LUCAS – Vous avez déjà la réponse, n'est–ce pas?
MISTER JOHANN – Oui. Parce qu'il a été le
premier à faire de sa révolte privée une révolte publique. Le premier à
affirmer sa liberté contre l'oppression de la morale et de la foi il est encore
vivant parce qu'il a osé défiler son temps parce qu'il a refusé les formules
commodes d'une existence heureuse et sans souci, pour poursuivre la révolte qui
était née en lui au moment même où il avait choisi sa carrière de punisseur.
LUCAS – Vous regardez vous aussi les siècles qui vont
venir. Mister Johann?
MISTER JOHANN – Qui te dit que ma position
soit celle de l'humilité? C'est peut–être l'acte le plus grave d'une
présomption démesurée.
LUCAS – Vous avez raison: votre rayon est celui d'une
ambition effrénée, d'un nouvel exercice du pouvoir plus compliqué et plus
risqué.
MISTER JOHANN – Je le mènerai à bien dans la
mesure de mes possibilités.
LUCAS – En séduisant des Jeunes filles ou...
(Il montre le buste)... en invitant à
dîner votre Commandeur De Ulloa?
MISTER JOHANN – II s'est écoulé trop de
siècles, Lucas. Qu'est–il resté de sacré en eux? Honneur, vertu, sentiment
religieux? Rien. Ils ne défendent qu'une seule chose avec acharnement:
l'argent... et je les frapperai justement là. Leur argent, désormais, j'en
contrôle une bonne partie.
LUCAS – Et vous pensez qu'ils vous laisseront agir?
MISTER JOHANN – Je trouverai même des alliées,
au début: les faméliques, ils se lanceront des coups de dents.
LUCAS – Et ensuite, quand ils auront compris votre
plan?
MISTER JOHANN – Pour eux, il sera trop tard.
LUCAS – II n'est jamais trop tard pour acheter un
sicaire.
MISTER JOHANN – Quand ce moment–là arrivera,
je commencerai à regarder derrière moi.
LUCAS – Et pourquoi pas tout de suite? Ce que vous avez
dit tout à l'heure laissait peu d'espoir à vos auditeurs.
MISTER JOHANN – Ce fut une erreur... je me
suis laissé entraîner par ma colère.
LUCAS – Une erreur impardonnable; vous êtes prêt à en
subir les conséquences?
MISTER JOHANN – Que veux–tu dire?
LUCAS – Si Vector a compris votre plan... si Gurgi ou
Ladog l'ont compris, ou quelqu'un d'autre, il est bien clair que vous leur avez
laissé une seule issue... et peut–être qu'en ce moment le sicaire introduit un
chargeur dans l'arme.
MISTER JOHANN – Mais qu'est–ce que tu dis?
LUCAS – S'ils l'ont compris, c'est votre fin, soyez–en
sûr. II n'y a pas de place en ce monde pour celui qui refuse les compromis.
MISTER JOHANN – Ah, Lucas... que vas–tu
penser?
LUCAS – Et vous, à quoi pensez–vous?...peut–être aux
menaces qu'ils ont proférées avant de s'en aller?
MISTER JOHANN – Tu ne les connais pas bien ils
sont habitués à tricher.
LUCAS – Mais s'ils avaient compris, Mister Johann? Alors,
cette statue aurait resurgi du temps avec une signification actuelle.
MISTER JOHANN – Tu te trompes: celui–ci est le
Grand Kirby.
LUCAS – Vous avez longuement fouillé au plus profond de
votre conscience, et vous vous refusez à voir ce que vous avez devant vous.
MISTER JOHANN – Qu'est–ce que je dois voir?
LUCAS (lentement)
– Que nous sommes restés étrangement seuls, dans cet immeuble.
MISTER JOHANN – Ce n'est pas vrai.
(Il fait quelques pas vers le fond, en
criant)... eh, là–bas... eh!... il n'y a personne, ici?!...
(Il revient à la table et écrase inutilement
un clavier de sonnettes, puis il soulève le combiné d'un téléphone et le laisse
retomber)... Ça ne fonctionne pas... qu'est–ce que ça veut dire, Lucas?!...
LUCAS (avec
force) – Ils ont compris!
MISTER JOHANN – Ce n'est pas possible.
LUCAS – Cette statue est celle de Don Gonzalo De
Ulloa... et ici finit l'existence de Don Juan Tenorio.
MISTER JOHANN
(hurlant) – Non! (Il veut
s'élancer, mais Lucas l'arrête de la main. Bruits).
LUCAS – Vous entendez ce bruit de pas?
MISTER JOHANN – Quelqu'un approche... par
là... non, c'est de ce côté!... (Bruits).
LUCAS – Et ce bruit de métal, vous l'entendez?...
(Il s'éloigne dans le noir).
MISTER JOHANN – Où vas–tu, Lucas?...
LUCAS – Je n'ai rien à faire avec vous!
MISTER JOHANN – Attends–moi, je viens avec
toi...
LUCAS – Non... pas vous, Mister Johann...
(Mister Johann fait quelques pas pour suivre
Lucas, mais l'obscurité le ramène près de la table. A présent, il cherche à
identifier le point d'où proviennent les bruits, enfin il pense avoir trouvé et
se retourne vers la personne dissimulée dans l'ombre. Il est agité et s'éponge
le front).
MISTER JOHANN – Ne tire pas!... Qui que tu
sois, attends!... Je n'ai pas peur de mourir, mais je ne peux pas terminer ma
vie maintenant... il ne reste rien de moi si tu me tues, pas même un geste...
seulement un geste pour me prolonger... si tu me tues, tout a été inutile,
inutile, tout a été erroné: une seule poignée de terre suffira à me
recouvrir... attends, je t'ai dit... baisse cette arme... ne tire pas!
(Criant)... Non!...
(Obscurité).
Intérieur de l'église. Au pied de la statue du
Commandeur, le corps de Don Juan, le visage contre terre, recouvert d'un
manteau. Autour, les nobles et les conseillers du Roi.
1er CONSEILLER – Le voilà, celui qui
violait les jeunes filles, l'ennemi de Dieu et de l'honneur!
2ème CONSEILLER – La justice l'a frappé,
enfin!
3ème CONSEILLER
(incliné sur le corps, il lève légèrement le manteau) – ... Elle a
frappé six fois... dans le dos... une seule aurait suffi.
2ème CONSEILLER – Six blessures d'épée?
3ème CONSEILLER – De poignard... au
moins à ce qu'il paraît.
1er CONSEILLER – Les soldats de la
patrouille doivent bien se défendre... il leur est tombé dessus comme une
furie.
2ème CONSEILLER – Ils doivent se
défendre... derrière lui.
1er CONSEILLER – II aurait été
préférable de le voir mourir dans les mains du bourreau, c'est certain. Le
commandant de la patrouille sera sévèrement jugé.
2ème CONSEILLER – Nous nous sommes
débarrassés d'un pêcheur, mais nous avons perdu l'occasion d'infliger une
punition exemplaire à un péché.
1er CONSEILLER – Courage, messieurs! On
dirait que ce cadavre vous pèse sur la conscience. Nous avons tous voulu sa
mort.
3ème CONSEILLER – Pas ainsi, toutefois:
c'est un cadavre dont nous pourrons difficilement nous défaire.
2ème CONSEILLER – Et que va dire le Roi?
1er CONSEILLER – Consalvo s'est chargé
de l'informer.
2ème CONSEILLER – Et s'il n'approuvait
pas?
1er CONSEILLER – Alors, Sa Majesté
devra accepter le fait accompli: il a même signé la condamnation à mort.
3ème CONSEILLER – Mais pour le peuple il
ne s'agira pas d'une condamnation exécutée, il s'agira d'un assassinat.
1er CONSEILLER – Vous vous effrayez
pour le peuple? Don Juan n'y avait aucun ami.
3ème CONSEILLER – Il n'y avait aucun
ami? Mais alors, à quoi servira sa mort?
1er CONSEILLER – II y avait des
spectateurs à ses prouesses. Nous voulions éviter qu'ensuite ils ne l'imitent.
3ème CONSEILLER – Et que montrons–nous
maintenant? Que la dissolution trouve toujours son châtiment? Que si la justice
divine tarde à venir, la justice humaine frappe à sa place?
2ème CONSEILLER – ... et que cette
justice–là enfonce le poignard dans le dos?
1er CONSEILLER – Personne ne viendra
jamais nous demander des comptes sur sa mort.
3ème CONSEILLER – Qu'en savez–vous, des
agissements des morts sous la terre? Parfois ils creusent des trous dans toutes
les directions, et reviennent à la lumière là où s'y attendait le moins.
1er CONSEILLER – Personne ne viendra,
c'est moi qui vous le dis!
3ème CONSEILLER – Souhaitons–le, car
cette nuit, loin de frapper un pécheur, nous avons peut–être fait un héros.
2ème CONSEILLER –
(montrant de la tête) Le
Roi! (Tous s'inclinent. Le Roi et
Consalvo entrant et s'entretiennent à l'écart).
LE ROI – Ce que vous avez fait vous semble–t–il juste,
Consalvo?
CONSALVO – C'est pour le bien de l'Etat, pour votre bien,
Majesté.
LE ROI – C'est ce que vous dites, chaque fois que vous
ne savez que répondre.
CONSALVO – Pourquoi? N'ai–je donc pas des devoirs envers
Votre Majesté et envers l'Etat?
LE ROI – Et vos devoirs vous entraînent jusque–là?
CONSALVO – Et même au–delà, Majesté.
LE ROI – Au–delà? Et comment est–il possible d'aller au–delà?
La cour du palais est pleine de cavaliers, de chiens et de chevaux: la chasse
va partir, on attend plus que moi... et vous, vous vous précipitez dans mes
appartements, et vous me traînez ici presque de force!
CONSALVO – Il n'y avait pas autre chose à faire.
LE ROI – Oh, Consalvo, je vous en prie, renvoyez cette
réunion... on ne peut pas laisser tous ces gens attendre à l'aube dans une
cour...
CONSALVO – Ils attendront, Majesté.
LE ROI – Ce ne sont pas des serviteurs, Consalvo, mais
des nobles.
CONSALVO – (le
montrant) Vos Conseillers aussi sont nobles, et eux aussi attendent votre
arrivée.
LE ROI – Il y a également les ambassadeurs de France
dans ma cour... que diront–ils de moi? Vous voulez m'exposer a leur critiques?
CONSALVO – Un roi qui s'absente des plaisir mondains pour
suivre les affaires de l'Etat est toujours favorablement critiqué.
LE ROI – Des affaires d'Etat si urgentes qu'elles ne
peuvent pas attendre la fin de la chasse?
CONSALVO – Oui, Majesté... ayez l'obligeance de me
suivre... (Ils s'approchent de la statue.
Deux domestiques apportent un fauteuil. Le roi s'assoit). Majesté, la nuit
éternelle est tombée sur Don Juan Tenorio: ce manteau recouvre pieusement son
corps.
LE ROI – Comment at–il été tué?
CONSALVO – Il essayait de fuir, se sachant recherché, mais
une patrouille de soldats lui a barré la passage.
LE ROI – Où a–t–il blessé?
1er CONSEILLER – Il est tombé après un
dur combat... il n'y a pas eu moyen de le prendre vivant.
LE ROI – Nous avons demandé où il a été blessé.
CONSALVO – (rapidement)
A la poitrine, Majesté, d'un coup d'épée.
LE ROI – (se
levant) Nous voudrions le voir.
CONSALVO – (faisant
un pas vers lui) Je dois épargner à Votre Majesté une vision désagréable.
LE ROI – Soulevez ce manteau.
CONSALVO – (Barrant
le passage aux domestiques) – Son visage est marqué par le péché: dans ses
yeux écarquillés, dans la grimace horrible de sa bouche, on entrevoit l'enfer.
LE ROI – (Il retourne
s'asseoir) Don Juan est mort: donc, maintenant, en Castille, les chèvres naîtront
à nouveau avec une seule tète. Que voulez–vous encore de nous?
CONSALVO – Votre Majesté doit signer l'avis qui annoncera
sa mort dans tous les coins de l'Etat.
LE ROI – Lisez nous cet avis.
CONSALVO – Auparavant, je voudrais que Votre Majesté réfléchisse
sur le sens de la condamnation prononcée contre Don Juan et sur la façon dont
elle a du être exécutée.
LE ROI – Que voulez–vous dire?
CONSALVO – Un noble qui meurt d'un coup d'épée est tombé
avec honneur dans un duel...
1er CONSEILLER – ... presque comme sur
le champ de bataille.
CONSALVO – Où est la punition du sacrilège, la vengeance
de la vertu... l'exaltation de l'exemple? Où sont–ils?
LE ROI – Et alors?
CONSALVO – La vie scandaleuse de Don Juan ne peut être tronquée par
autre chose qu'un acte solennel de justice.
LE ROI – Il y a eu une condamnation à mort.
1er CONSEILLER – Mais pas d'exécution
publique.
CONSALVO – ... Donc, puisque la justice humaine, la notre,
a fait défaut, la justice divine devra intervenir.
LE ROI – Et de quelle façon?
CONSALVO – L'avis sur lequel Votre Majesté apposera sa
signature dira que Don Juan a trouvé la mort ici, près de la statue de l'homme
qu'il avait tué, englouti par l'enfer.
LE ROI – Vous êtes tous devenus fous?! Comment osez–vous
avancer une proposition pareille... vous ne craignez pas l'excommunication?
CONSALVO – Si la mort de cet homme ne sert pas à la cause
du bien, à faire trembler les hommes corrompus, nous l'avons tué en vain, nous
sommes tous entachés d'assassinat.
LE ROI – Vous avez voulu que nous le condamnions sans
bien nous expliquer son crime, et maintenant vous prétendez que nous signions
sa descente aux enfers!
CONSALVO – Nous avons besoin de l'enfer, Majesté!
LE ROI – Ne comptez pas sur nous.
CONSALVO – Il l'aurait trouvé, l'enfer, sans cette maladroite
opération militaire.
LE ROI – Ce que nous avons dit est définitif.
(Consalvo, d'un geste, éloigne les autres,
puis s'approche du roi).
CONSALVO – II y a au moins une heure que, dans la cour du
palais, vos invités attendent le début de la chasse...
LE ROI – Vous le comprenez vous aussi, Consalvo, que
c'est une trop longue attente?
CONSALVO – Certes, Majesté et je pense également au
travail qu'auront les garçons d'écurie pour freiner les chevaux, impatients de
s'élancer au galop dans la campagne... et les chiens qui ont déjà humé l'odeur
du gibier, qui parviendra a les retenir?
LE ROI – Oh, Consalvo, je vous en prie, faites abréger
cette interminable réunion!
CONSALVO – Je peux faire plus, Majesté... je peux
l'interrompre.
LE ROI – Vraiment, Consalvo, vous ferez ça?
CONSALVO – Immédiatement, Majesté...
(Il déroule le parchemin qu'il tient à la main)... avant, toutefois,
une signature sur cet avis.
LE ROI (après une
brève hésitation) – Une plume, vite! (On
lui tend une plume Le roi signe, puis va pour s'élancer).
CONSALVO – Pas aussi vite, Majesté... un souverain doit
revêtir de solennité et d'élégance chacun de ses gestes tout en lui doit
exprimer le calme et la pondération, pour que tout le monde sache que chacun de
ses actes a été auparavant médité et mesuré.
(Le roi sort à pas lents, tandis que tous s'inclinent. Consalvo remet
le parchemin à l'un des assistants).
CONSALVO – Qu'il soit crié dans tout le pays, même dans
les villages les plus reculés: personne ne doit ignorer la fin de Don Juan
Tenorio... (L'autre sort rapidement avec
l'avis. Consalvo, aux domestiques)... et vous, apportez la soufre et la
poix nécessaires pour arroser ce corps et alimenter un grand bûcher.
3ème CONSEILLER – Vous avez été habile,
Consalvo, mais vous avez oublié le domestique de Don Juan: nous ne pouvons le
laisser en vie.
CONSALVO – Pourquoi pas? Je dis même qu'il pourra fournir
son témoignage, le plus sûr, de ce que nous voulons faire savoir.
3ème CONSEILLER – Vous oubliez qu'il a
bien vu comment est mort son maître.
CONSALVO – Si cet homme qui a suivi dans sa vie Don Juan,
assistant a toutes ses scélératesses, ne parvient pas a se convaincre que son
maître a été englouti par l'enfer, c'est le signe que lui aussi est un
hérétique et un rebelle, digne de monter sur le bûcher.
1er CONSEILLER – Son témoignage ne nous
fera pas défaut, soyez–en assurés. Et la fin de notre opération ne nous échappera
pas non plus; l'acte exemplaire, l'avertissement terrifiant.
3ème CONSEILLER – C'est vrai: l'exemple
que nous donnerons aura des dimensions plus grandes que prévu, mais la figure
de Don Juan grandira aussi.
1er CONSEILLER – Son crime, vous voulez
dire, deviendra démesuré.
3ème CONSEILLER – Certes... car il aura
été celui d'un géant. A présent, nous avons résolu nos problèmes, mais nous ne
laissons pas derrière nous un simple pêcheur, mais un homme qui a osé défier le
ciel.
1er CONSEILLER – Et qui a été réduit en
cendres.
3ème CONSEILLER – Mais qui a tenté la
confrontation! Le mythe de Prométhée a–t–il été utile à l'Olympe?
CONSALVO – Vous avez raison: le danger existe, et il n'est
pas minime. Chaque péché commis est un défi au Tout–Puissant, dans tous ceux
qui transgressent la loi Prométhée revit. Est–il bon de le dire a haute voix?
Personne ne peut définir si nous avons commis une erreur. Nous n'avions pas
d'autre choix, sinon celui de clouer un géant a la montagne, parce que nous
savons que Prométhée enchaîné au rocher est un exemple terrible de la colère de
Jupiter...
3ème CONSEILLER – ... tant que les
hommes auront la terreur de l'Olympe.
CONSALVO – Chacun a son temps devant lui, et décide selon
ce temps. Il viendra d'autre saisons sur le monde: saisons de haine et d'amour,
de joie ou de désespoir, de rage ou de pardon... peut–être que viendra aussi la
saison de la justice, et nous serons durement jugés... mais aujourd'hui, nous
hommes responsables, nous devons courir ce risque...
(a un domestique)... ici, une torche!...
(il met le feu)... Et maintenant, faites sonner les cloches à toute
volée... ouvrez toutes grandes les portes... et que le peuple entre!...
Aujourd'hui, c'est fête: l'impie a été puni... le sacrilège est vengé!... L'âme
de Don Juan Tenorio a été précipitée en enfer!
(Les cloches sonnent. Musique d'orgue. Toute la scène s'est transformée
en une nef d'église illuminée. Quelques gens du peuple entrent en hésitant et
s'arrêtent à distance, apeurés, regardant les flammes qui entourent le corps de
Don Juan).
FIN
Estratti da opere storico – letterarie
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